L’artiste Adrian Paci, qui vit et travaille entre l’Italie et l’Albanie, est surtout connu pour ses sculptures et ses films, qui formaient l’essentiel de son exposition personnelle au Jeu de Paume, à Paris, en 2013. C’est sur sa peinture que la Galerie Peter Kilchmann a choisi d’insister pour sa première exposition parisienne depuis dix ans. L’exposition « Soft with Sorrow » rassemble en effet une quinzaine de tableaux récents ainsi que des aquarelles et une vidéo plus ancienne (Interregnum, de 2017, réalisée à partir de films d’actualité montrant les réactions des individus et des foules à la mort des grands dictateurs communistes). L’artiste y développe une méditation sur la persistance, la rémanence et l’effacement des rituels qui permettent aux sociétés humaines d’exister, venus du fond des âges, préservés sans doute plus longtemps dans un pays comme l’Albanie que dans la plupart des autres pays européens, filtrés par la mémoire et transformés par leur actualisation qui n’en laisse plus subsister que des bribes de significations.
Comme toujours chez cet artiste, les images ne sont pas inventées mais trouvées, soit dans des films qu’il admire (ici Médée de Pier Paolo Pasolini et La couleur de la grenade de Sergueï Paradjanov), soit dans des bandes-vidéo documentant pour un usage privé des réunions familiales ou des fêtes collectives (en particulier des mariages ou des enterrements), qu’il a rassemblées au fil des ans ou découvertes sur Internet. Ces sources hétérogènes sont unifiées par leur traitement pictural qui permet d’y mettre en valeur, sans distinction de principe, la façon dont s’y incarne une même logique archaïque, où les individus deviennent des archétypes même lorsqu’ils sont individualisés, où l’humanité et la nature entrent en symbiose, mais sans aucun irénisme ni nostalgie, seulement comme une possibilité fragile et contradictoire. Paci redouble le bougé de ses images trouvées par une facture faite de l’accumulation de brèves touches de pinceau, qui composent un assemblage apparemment instable, où les figures se perdent souvent dans leur environnement de telle sorte que l’on ne réussit à les saisir que pour les reperdre aussitôt. C’est le tissu de ces marques picturales discontinues, auquel participe activement un fond jaunâtre, qui constitue paradoxalement l’unité de l’image présentée par chaque tableau, en particulier parce que, comme dans un tissage précisément, les mêmes couleurs et les mêmes formes s’y répètent d’un bord à l’autre de la toile, tout en ménageant ici ou là des accents isolés, pour donner naissance à une harmonie d’ensemble qui n’est jamais close sur elle-même, qui ne crée jamais une impression définitive, mais au contraire suggère une multitude de perceptions et d’interprétations. La peinture de Paci est toujours de l’ordre du flux et du bruissement – et pas seulement parce que les images dont elle provient sont pleines d’imperfections liées à leur transmission technique. Elle n’est pas tout à fait silencieuse mais semble plutôt murmurer des fragments de récits possibles, qu’il appartient à qui la regarde de formuler pour son propre compte.
Dans cette exposition, deux tableaux ont plus particulièrement retenu mon attention. Dans une scène de deuil qui présente un homme mort allongé dans son costume, vu di sotto in sù comme le Christ mort de Mantegna ou Che Guevara sur sa civière après son exécution, veillé par deux femmes en noir dont l’une n’est présente que partiellement, le foisonnement des touches laisse la place à des zones plus larges qui entourent le cadavre de la triade des couleurs primaires dégradées. La scène comme la composition sont simples – archétypales – mais le sentiment qui s’en dégage particulièrement complexe, en particulier parce qu’un enchevêtrement de discrètes touches jaune-orange et rose semble émaner du visage du cadavre et d’une chaise placée à sa droite, et monter comme une aura sur le mur. Aura de vie, de survivance ou de mort ? On ne sait.
Le plus grand tableau de l’exposition – Paci peint habituellement des petites toiles – est également marqué par cette combinaison de simplicité et de complexité. On y voit un homme vêtu de bleu, assis sur un banc, derrière une assemblée de plats ovales où l’on ne distingue pas de contenu, et devant un fond vertical, fond végétal ou mur ornementé selon les interprétations qu’on en fera. Les cheveux et la barbe de cet homme mêlent roux et bleu, tandis que son costume, ouvert sur une chemise blanche, est tressé du même bleu et d’un violet, tout comme le fond derrière lui qui apparaît littéralement ajouré, aéré. Son visage est individualisé, mais, parce que les traits n’y sont pas tous définis, il ne présente en soi aucune expression psychologique. Seul le geste de sa main gauche y signale l’absorption dans une tâche précise ou dans la pensée – et invite en retour à une similaire absorption et concentration du regard, qui est sans doute la seule manière de saisir correctement ce qui se joue dans les scènes apparemment labiles des tableaux d’Adrian Paci.
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« Adrian Paci : Soft with Sorrow », du 22 avril au 28 mai, Galerie Peter Kilchmann, 11 – 13 rue des Arquebusiers, 75003 Paris