Docteure en anthropologie de l’université de Cambridge, vous êtes arrivée au musée d’Ethnographie de Genève (MEG) en 2015 en qualité de responsable des collections. En février 2022, vous assuriez l’intérim de la direction avant d’être confirmée à ce poste en juillet. Vous connaissez donc bien le musée. Quels sont vos chantiers en cours ?
Achever de mettre en œuvre les cinq grandes lignes du plan stratégique 2019-2024 qui doivent dessiner l’avenir de l’établissement. Notamment à travers la durabilité environnementale mais aussi sociale en abordant les questions de genre, les personnes en situation de handicap, la gouvernance économique de l’institution et le bien-être de ceux qui y travaillent. Et bien sûr la question de la décolonisation de nos collections en continuant de coopérer avec les communautés sources et en impliquant le public dans notre démarche. Depuis janvier 2023, nous avons ainsi mis en place un système d’étiquettes pour expliquer l’absence de plusieurs objets sensibles dans les vitrines. Certains ont été conçus dans un contexte sacré, et leur exposition est inappropriée. Parmi ceux-ci, il y a des restes humains que l’on regarde comme des objets. Il faut que nos visiteurs prennent conscience de ce genre de choses.
Le musée expose un peu plus de 1 000 objets sur les 75 000 qu’il conserve. Cela représente 1,35 %, ce qui est vraiment très peu. Le musée d’Art et d’Histoire de Genève cherche justement à s’agrandir parce qu’il ne peut présenter que 3 % de ses collections.
La disproportion entre ce qui est montré et ce qui est conservé est énorme, c’est vrai, mais c’est le cas pour beaucoup de musées. Il nous faudrait bien plus que nos 2 000 m2 pour faire mieux. Cela dit, les objets qui ne sont pas présentés continuent à vivre dans d’autres expositions ; nous les étudions et les soignons dans nos réserves. Mais ce manque de place reste, en effet, une véritable question. Une toute nouvelle présentation permanente de nos collections, que nous inaugurerons en 2024, permettra d’y répondre.
Que deviennent les objets que vous retirez des vitrines, mais aussi du site Internet ?
Nous déterminons de leur avenir avec la communauté concernée. Si elle est d’accord, nous les maintenons dans l’exposition. Si elle estime que ces objets doivent se trouver dans un contexte sacré, nous les enlevons. C’est alors que commence la négociation pour savoir si ces pièces peuvent rester dans nos réserves ou si elles feront l’objet d’une demande officielle de restitution, comme c’est arrivé en février 2023 lorsque nous avons rendu des pièces rituelles à la Confédération Haudenosaunee qui regroupe six nations entre le Canada et les États-Unis.
Ce même mois de février, plusieurs musées suisses, dont le MEG, annonçaient étudier la question des objets en leur possession pillés à Benin City en 1897. Jusqu’à présent, aucune demande de restitution n’a été formulée officiellement. Les rendrez-vous coûte que coûte ?
Nous nous sommes en effet engagés à les rendre pour autant qu’il y ait une demande officielle. Si aucune ne nous parvient, nous les conserverons. Ce qui ne veut pas dire que nous n’entreprenons aucune étude à leur sujet. Nous travaillons avec le Nigeria depuis déjà deux ans, notamment pour retracer leurs itinéraires.
À combien le nombre d’objets restitués par le MEG depuis 2020 s’élève-t-il ? Le rythme s’accélère-t-il ?
Les demandes restent assez rares et sont toutes très spécifiques. En tout, nous en avons reçu deux ces dernières années : pour une tête momifiée māori puis pour un masque et un hochet haudenosaunee. Ceci peut s’expliquer par le fait que les communautés ne consultent pas forcément les collections en ligne de musées comme le nôtre. Nous sommes en discussion avec une organisation américaine qui a développé un système d’identification dans les bases de données des institutions internationales pour faciliter le travail de recherche des autochtones.
En Suisse, pays non colonisateur, les gens ne comprennent pas toujours les raisons de ces restitutions. Comment leur expliquer ?
En tant que pays ouvert sur le monde, la Suisse s’est naturellement retrouvée impliquée dans le système colonial sans pour autant avoir établi un colonialisme d’État, comme la France, l’Allemagne ou la Belgique. Mais rendre n’est pas une punition, ce n’est pas revenir en arrière pour dénoncer les actes d’un individu ou d’un groupe d’individus. J’y vois surtout un moyen formidable d’entrer en communication avec des personnes qui peuvent, aujourd’hui, expliquer ce qu’elles attendent d’un pays comme la Suisse. C’est l’occasion d’apprendre sur elles beaucoup plus de choses que ce que nous pensions savoir, sur ce qu’elles ont vécu hier et ce qu’elles veulent vivre demain. La restitution est un moyen de créer, ensemble, de nouvelles relations, d’aborder des questions du passé qui ne sont pas passées, sans oublier ni occulter l’histoire. Elle n’est ni un caprice ni une mode, mais une action essentielle et nécessaire pour rétablir un lien rompu.
Faut-il que les musées posent leurs conditions à ces retours pour éviter de retrouver sur le marché des objets restitués, comme cela est parfois arrivé ?
En Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et dans beaucoup de pays africains, les communautés rappellent que c’est avant tout le droit des peuples de déterminer ce qu’ils font de leur patrimoine culturel. Dans les années 1990, cette question d’autodétermination n’était pas discutée. Les pays qui rendaient des pièces imposaient leurs conditions. Et même dans ce cas, cela ne fonctionnait pas très bien. Les Grecs ont construit un musée à la demande du gouvernement britannique pour exposer les frises du Parthénon censées leur revenir. Ils les attendent toujours. Aujourd’hui, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ne formulent plus de conditions aux restitutions. Quoiqu’il en soit, ce ne sont pas les musées qui décident seuls de rendre des objets mais les autorités. Dans notre cas, c’est la Ville de Genève qui prend la décision.
Boris Wastiau, l’ancien directeur du MEG, estimait qu’à notre époque une institution ne pouvait plus afficher le mot « ethnographie » dans son intitulé. Il avait même lancé un concours pour changer le nom du musée. Êtes-vous sur une ligne semblable ?
L’ethnographie est à l’origine du musée que je dirige, et j’assume de l’appeler ainsi, bien que nous utilisions plus volontiers l’acronyme MEG. De la même manière que Genève a participé au monde colonial, l’ethnographie a été totalement intégrée dans la justification coloniale, et il est important de ne pas l’oublier. Cela dit, je ne suis pas opposée à changer de nom, mais seulement si l’on arrive à montrer que le musée est profondément différent. Ce qui n’est pas encore le cas.
Quelle est votre idée d’un musée différent ?
J’ai envie d’un musée actif et vibrant qui parle avec des peuples trop souvent perçus comme disparus depuis le XIXe siècle. Je veux qu’il aborde des questions liées à l’environnement, aux enjeux de société, et qu’il ne considère pas uniquement les relations des humains entre eux, mais présente aussi les humains en interaction avec la nature, les arbres, les insectes, les microbes, bref, avec toutes les autres formes de vie sur terre. Selon moi, les musées sont des activateurs de mieux-être. Je pense autant à notre public, nos collaborateurs au musée qu’aux descendants des communautés qui ont fabriqué certains objets de nos collections et avec lesquels nous en sommes en relation. Le fait de retrouver ces objets participe à leur guérison. Avec le changement climatique qui ne va pas disparaître et les tensions sociales qui augmentent, je suis convaincue qu’ils peuvent être des endroits où se sentir bien. Une seule discipline ne peut pas relever cette ambition de parler de la complexité du monde actuel. En cela, l’ethnographie ne correspond plus exclusivement à ce que l’on fait ou que l’on aimerait faire.
MEG – Musée d’ethnographie de Genève, 67, boulevard Carl-Vogt, 1205 Genève, Suisse.