L’Arboretum géographique de Tervuren, un parc forestier très particulier aux environs de Bruxelles, a joué un rôle important dans la formation de votre regard. Dans quelle mesure ?
Évidemment, c’est toujours une réinterprétation de l’histoire. Lorsque mes parents travaillaient dans leur jardin, j’aimais prendre mon vélo pour me rendre dans cette forêt magnifique qu’avait créée Léopold II et où il avait planté les arbres du Nouveau Monde sur la carte mondiale. On entre par l’Alaska, on descend par le Canada, on pénètre aux États-Unis, puis on arrive au Chili. Et l’on se balade dans cette forêt indigène avec des chênes, des hêtres et des charmes. Dans chaque groupe d’arbres, la lumière, le son, les oiseaux, tout change. Ce lieu m’a en effet beaucoup marqué.
Avez-vous décidé de devenir « architecte du paysage » ou bien est-ce un chemin qui s’est dessiné progressivement, que vous avez inventé ?
Je n’ai jamais voulu être paysagiste et je préfère l’idée d’être un « landscape architect », comme le disent les Américains. À 18 ans, je ne savais pas ce que j’allais faire; j’ai passé une année sabbatique aux États-Unis et, à mon retour, j’ai commencé les mathématiques pures pour avoir une formation la plus large possible. Mais c’était trop abstrait, alors je me suis orienté vers l’architecture.
Au cours de ce cheminement, y a-t-il eu des déclics ?
Oui, des rencontres. J’ai fait la connaissance d’un architecte urbaniste qui m’a beaucoup inspiré, alors j’ai pensé devenir urbaniste. Il fallait faire de l’architecture, ce que j’ai fait, puis j’ai obtenu une bourse de doctorat sur le thème « Landscape urbanism ». Au bout d’un an, j’ai fait un stage chez le paysagiste Michel Desvigne qui devait durer six mois. C’est là que j’ai compris que le paysagiste construit l’urbanisme, l’espace public, et que c’était ce que je voulais faire.
En 2006, à l’université de Louvain, je me suis penché sur la question belge, ce « plat pays » : j’ai fait une première étude intitulée « Stratégie pour un pays sans paysage », qui s’inspirait du livre d’Alain Roger, Court Traité du paysage [Gallimard, 1997]. Il explique que le pays devient paysage par un processus culturel. En d’autres termes, le pays est le degré zéro du paysage tel que l’agriculteur le cultive, et c’est l’artiste, ou le peintre, qui le révèle, le donne à voir.
En Belgique, on avait de très bons concepteurs de jardins, mais il n’y avait pas de culture de conception de paysage comme il y en avait en France ou aux Pays-Bas. Il n’existait même pas d’assurance pour les paysagistes ! Quand je parle de repenser la ville, c’est aussi mon côté ingénieur qui fait que je n’ai jamais peur de tester et d’inventer.
Avec mon équipe, nous avons d’abord passé des concours en Belgique, en France et aux États-Unis, puis à Hong Kong. Aujourd’hui, nous avons construit cinquante projets dans douze pays. Chaque esquisse reçoit un numéro : nous en sommes à 480. La méthode est toujours la même et consiste à faire une étude méticuleuse du pays (géologique, climatique et culturelle) avant de le transformer en paysage.
Comment la réflexion que vous menez sur les microclimats, et qui se trouve en quelque sorte au cœur de votre travail, est-elle née ?
Mon premier projet climatique est né à Londres en 2010 : un client m’avait demandé de transformer une cour minérale en jardin luxuriant. J’ai compris que l’on pouvait répondre au microclimat de ce lieu plutôt qu’à celui de Londres en général. Nous avons poussé cette idée beaucoup plus loin à Arles, où nous avons modifié le climat d’un semi-désert en un climat méditerranéen grâce à l’installation d’un organisme vivant autonome. Nous avons eu la chance de repérer un canal entre la Durance et le Rhône, qui est destiné à irriguer La Crau et dont l’eau n’est pas utilisée par les agriculteurs. Sans ce canal, nous n’aurions pas pu réaliser le projet. Sous la terre, nous avons construit des aquifères artificiels qui stockent l’eau de pluie. D’ici deux ou trois ans, cela devrait suffire pour faire vivre ces plantes. Il faut créer des nappes phréatiques pour éviter les inondations, repenser une nouvelle nature, entre nature et artifice. Emanuele Coccia parle bien de cette vision hybride de la nature.
Comment avez-vous conçu le projet d’aménagement des abords de Notre-Dame que vous avez remporté ?
Nous commencerons la construction en 2025, avec la perspective de trois années de chantier. Nous essayons de repenser, de façon climatique, la forme urbaine qui caractérise Paris : le square, les berges, le parvis, les alignements… Comment le vent peut-il refroidir le parvis ? Comment utiliser de l’eau qui coule sur la place pour créer un effet d’orage d’été pendant les grandes chaleurs ? Nous allons planter 131 arbres de différentes tailles. Dans ce berceau de Paris qu’est l’île de la Cité, comme le disait Victor Hugo, il y a douze millions de visiteurs par an, soit le double de ceux de la tour Eiffel. Nous les inviterons à contourner la cathédrale pour voir son chevet magnifique et nous sèmerons une vaste pelouse entre celui-ci et la Seine.
Quelles espèces utilisez-vous ?
Nous choisissons des variétés appropriées au lieu et à son climat. Certaines villes ont des listes d’arbres, mais le caractère indigène des espèces est également une chose qui évolue avec le temps et avec le climat. À Chaumont-sur-Loire, nous testerons les vingt-sept espèces les plus résilientes aux périodes de sécheresse prolongée. Lorsque l’on plante un arbre, il faut imaginer le climat dans lequel il grandira cent ans plus tard. Il faut utiliser la force des plantes qui veulent pousser où elles peuvent. C’est le principe que nous avons appliqué à la gare de Lyon-Part-Dieu, où nous avons planté 500 arbres là où nous le pouvions. C’est une esthétique qui est proche de la nature. Cela produit une ville très hétérogène. On quitte le XIXe siècle, il faut comprendre la ville comme l’opportunité d’une nouvelle nature et une juxtaposition de microclimats. Autre exemple, à Bruxelles, nous avons travaillé à un manuel de l’espace public. Auparavant, tous les réseaux étaient installés sur le trottoir pour ne pas bloquer la rue. Mais nous prônons au contraire de mettre tous les services sous la rue pour retrouver des sols fertiles sous les trottoirs. Il s’agit de repenser la ville sous la forme d’un organisme vivant. La priorité change.
Comment votre agence est-elle composée ?
Nous sommes vingt-cinq au total, architectes, paysagistes et ingénieurs originaires d’une dizaine de pays. L’agence est organisée par zones de langues : francophone, néerlandophone et anglophone. Nous constituons de plus en plus des équipes par projet, comme pour le tournage d’un film. J’ai également monté une petite agence à Paris, car nous y travaillons, ainsi qu’à Bordeaux, à Lyon (pour la gare de Part-Dieu), à Arles et récemment dans le Lubéron, aux Davids.
Ce projet, près de Banon, semble assez différent de celui d’Arles. En quel sens ?
Dans ce domaine viticole, dont les chais ont été conçus par Marc Barani, nous créons un parcours de découverte qui consiste à révéler un paysage et une biodiversité magnifiques. Nous n’avons rien planté. Sophie Leclercq, la propriétaire, m’a contacté, alors que je venais de réaliser le projet d’Arles, qui était d’une extrême complexité et pour lequel nous avons dû mettre de la terre sur une dalle. Il y a des chemins pour les visiteurs, mais l’essentiel du jardin n’est pas accessible et est réservé aux animaux, qui reviennent très vite. Nous nous sommes servis des recherches menées à la Tour du Valat par le père de la collectionneuse Maja Hoffmann. Trente-six espèces d’oiseaux sont réapparues, pour lesquelles nous avons installé récemment des nichoirs. Dans le Lubéron, au contraire, tout était là, il n’y avait rien à faire si ce n’est de rendre accessibles les sous-bois, les collines, les sources, les plateaux arides…
Vous êtes l’invité du Festival de l’histoire de l’art, à Fontainebleau : l’histoire de l’art nourrit-elle de près votre pratique ?
J’ai eu la chance d’avoir une mère très passionnée par l’art et qui nous a fait visiter tous les musées d’Europe dès l’âge de 6 ou 7 ans. Ensuite, j’ai travaillé très tôt avec des artistes, des collaborations qui m’ont beaucoup marqué. Les artistes parviennent à inventer une nouvelle réalité, à créer d’autres mondes. Je suis proche de Philippe Parreno, Carsten Höller, Dominique Gonzalez-Foerster, Sophie Calle. Le jardin que j’ai conçu pour la Fondation Luma, à Arles, est imprégné de leur pensée.
Vous travaillez aussi aux États-Unis, où vous êtes en train de construire un parc de sculptures.
Oui, j’enseigne à Harvard depuis le début de cette année, et nous menons une dizaine de projets dans le pays. À Long Island, dans l’est des Hamptons, sur une trentaine d’hectares, nous imaginons une façon de visiter une forêt en regardant des œuvres d’art. C’est un projet privé qui sera inauguré d’ici 2024.
Votre pensée est-elle une pensée artistique ?
Si l’art est la capacité de créer un changement dans les consciences, alors oui. Nous tentons de montrer l’existant autrement, de révéler l’invisible. Marcel Duchamp disait que l’invisible est le visible qui n’a pas encore été aperçu. Je ne prétends pas être artiste, je ne crée pas d’objets, mais j’essaie de transformer la réalité.
Comment la collaboration avec Philippe Parreno s’est-elle nouée ?
Je parlais à Philippe d’Alain Roger, et il m’a demandé de faire un jardin qui n’existerait que dans son film C.H.Z. [Continously Habitable Zones]. C’était en 2011, et la Nasa venait d’annoncer que la vie serait possible sur une planète ensoleillée par deux soleils. Il y avait alors des milliers de planètes à explorer. Et nous avons inventé le paysage de cette planète naine. L’existant était donc une hypothèse. C’était de la science-fiction. La Nasa disait que s’il y avait des plantes, elles seraient noires pour répondre aux fréquences de ces deux soleils. J’ai fait une recherche sur les plantes aux feuilles noires, et le jardin s’est imposé ainsi. Nous en avons aussi brûlé une partie – ce qui fait qu’il est aujourd’hui une terre très fertile ! Le film produit un paysage continu, mais ce n’est pas le cas sur le terrain. Cette collaboration m’a appris une chose essentielle. Nous, architectes de paysages, nous produisons des dessins pour transformer des réalités, tandis qu’un réalisateur produit des réalités pour créer des images. Philippe Parreno faisait partie d’un comité de réflexion de la Fondation Luma. Je l’ai aidé à lire le Palais de Tokyo comme un paysage pour son exposition en 2013. Ces discussions ont été et sont toujours très enrichissantes.
À la fin du Festival, vous participerez à une rencontre avec Anne Teresa De Keersmaeker. La danse a-t-elle une importance pour vous ? Comment considérez-vous les corps dans vos paysages ?
La danse m’a toujours intrigué, parce que c’est loin de ce que je fais. À 18 ans, j’allais voir des spectacles de Meg Stuart, de William Forsythe et évidemment d’Anne Teresa De Keersmaeker. La façon dont un corps vivant répond à l’espace me parle, je comprends cela instinctivement. Dans l’un de ses derniers spectacles, Anne Teresa De Keersmaeker montre des corps dessinant des cercles qui changent pour former un pentagramme, c’est magnifique. Elle construit l’espace avec des corps vivants, et moi, avec de la matière vivante. Il y a une sorte d’abstraction de la création de l’espace qui m’intéresse. Elle est aussi très préoccupée par l’écologie. C’est comme ça que nous avons décidé de monter une table ronde avec Valérie Trouet, la directrice du Centre Climat, afin de réfléchir à des formes d’intelligence hybride et collective nécessaires.
Selon votre vision du monde, rien n’est figé, ni la nature, ni les espèces, ni même le temps qui devient élastique, que vous accélérez ou qui parfois ralentit. Vous n’êtes pas loin de la conception qu’Henri Bergson propose du temps.
Tout bouge… C’est une notion cyclique des choses. Il y a même quelque chose de marxien dans cette réflexion : « Tout ce qui est solide fond dans l’air. » Au début, je voulais faire de la philosophie à l’université de Louvain. Et puis il y a eu un tournant : je me suis rendu compte qu’autour de nous, tout est conçu par l’homme, donc cela aurait pu être différent. Alors la réalité devient une possibilité qui aurait pu être autre, et l’on peut interagir avec elle.
L’idée même d’une « architecture du paysage » sous-entend celle d’une forme. Avez-vous une signature ?
C’est la création d’un microclimat à travers la compréhension profonde d’un lieu. La forme est le résultat d’une autre velléité. Par exemple, le dessin du jardin d’Arles est le résultat du vent, de l’épaisseur de la terre, du soleil… Ma signature, c’est ma méthodologie, qui est toujours la même : l’observation d’un lieu, l’accélération du processus naturel, l’installation d’un microclimat… La révélation d’une possibilité. Changer le climat par le paysage, c’est l’idée utopique que nous poursuivons. Si chaque ville transforme l’espace public en écologie urbaine, on aura un effet planétaire. J’en parle souvent avec le botaniste Stefano Mancuso : chaque feuille compte.
La notion d’achèvement fait-elle partie de votre vocabulaire ?
Ce n’est jamais terminé. C’est une conviction profonde qui change du designer ou de l’architecte. Cela nous met d’office dans une posture humble. Même pour Notre-Dame : dans cent ans, quelqu’un d’autre devra s’occuper des arbres, faire des transformations. On essaie d’améliorer les choses le mieux possible.
Cela permet aussi d’écarter l’échec.
Oui, il y a des choses qui fonctionnent moins bien, et cela fait partie de l’expérimentation. Les clients veulent souvent avoir la garantie que tout marche. Mais c’est dommage, car cela signifie que l’on ne prend pas de risque, et si l’on ne prend pas de risque, on n’invente rien. Or, nous sommes obligés d’inventer avec la crise climatique qui approche !
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Festival de l'histoire de l'art, du 2 au 4 juin 2023 au château de Fontainebleau.
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« La Forêt du futur », carte verte donnée à Bas Smets par le Festival international des jardins, dans le cadre du thème « Jardin résilient », du 25 avril au 5 novembre 2023, au Domaine de Chaumont-sur-Loire (Loir-et-Cher)