Je suis né deux fois. La première de manière « classique », à Paris, le 20 novembre 1962. La seconde en 1983 et en 1985, à Amsterdam, lorsque j’y ai séjourné, étudiant, pour effectuer des stages dans l’agence néerlandaise Total Design. C’est mon professeur à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, Roger Druet, un éminent calligraphe, qui m’avait mis sur la piste. À l’époque, il fallait plus de six heures de train pour rejoindre Amsterdam. J’y ai débarqué la première fois à l’été 1983. J’avais 20 ans, et ce fut une révélation. J’ai découvert une culture nordique et protestante. C’est vrai qu’il y a, de prime abord, chez les Néerlandais, une certaine froideur. Ce ne sont pas des Latins exubérants, mais ils manient énormément l’excentricité, et avec beaucoup de soin.
Amsterdam était alors une ville complètement alternative et magnétique, à l’image de ce que deviendrait, la décennie suivante, la Berlin d’après la chute du mur. Le centre-ville n’était pas aussi bourgeois et ripoliné qu’aujourd’hui. Il y avait des squats partout, une vie nocturne intense, un usage des drogues pas formellement condamné, et même quelques sectes. Dans le Vondelpark, l’ambiance était très hippie : on rencontrait à la fois des moutons et des gens tout nus en train de bronzer.
Amsterdam est la ville de ma « re-naissance », à la fois identitaire et intellectuelle. Un monde nouveau s’ouvrait à moi. Personnellement d’abord, parce que les gays n’y vivaient pas planqués comme à Paris. Il y avait une grande liberté des mœurs, et de la bienveillance. Du fait de cette émancipation, l’information sur le sida circulait. On apprenait les « gestes barrières », alors qu’à Paris, on n’en parlait pas, ni dans mon cercle amical ni, moins encore, dans ma famille. Je voyais les gens tomber malades autour de moi, j’avais une peur bleue. Rétrospectivement, je peux dire que c’est grâce à cette ouverture d’esprit des Néerlandais que j’ai échappé au sida. Sans mes séjours amstellodamois, je ne serai plus de ce monde.
FOISONNEMENT D’INFLUENCES
À Amsterdam, je suis aussi né artistiquement et esthétiquement parlant. J’ai découvert Rembrandt, Johannes Vermeer, Frans Hals, Vincent van Gogh, Piet Mondrian, Theo van Doesburg, Willem de Kooning… et la logique avec laquelle ils construisent l’espace. Les Pays-Bas sont un pays qui doit gérer le moindre centimètre carré gagné sur la mer. D’où cette rigueur extrême dans l’organisation spatiale. L’agence Total Design se trouvait sur Herengracht, l’un des beaux canaux du centre-ville. Elle employait beaucoup d’Anglais, de Suisses, d’Allemands et d’Américains. J’étais le seul Français. La journée, je travaillais comme un dingue et, le soir, on sortait en boîte, au Paradiso ou au Milky Way. Chez Total Design, j’ai vu le premier ordinateur, un spécimen néerlandais énorme baptisé Aesthedes. Je suis aussi tombé sur un livre de la graphiste américaine April Greiman, une pionnière du design informatique chez qui, plus tard, j’irai me former. J’adorais tellement mon boulot que je me voyais bien y rester. Mais, un jour, mes parents m’ont appelé parce que j’avais reçu un courrier du musée d’Orsay, à Paris. Avant de rejoindre Amsterdam, j’avais envoyé ma candidature à un poste de graphiste. Je suis allé passer un entretien et j’ai été embauché.
J’ai quitté Total Design à regret. L’agence était dirigée par Wim
Crouwel (1928-2019), une pointure du graphisme néerlandais. Au début, je ne savais pas qui il était, mais lorsque j’ai compris que je me retrouvais en compagnie d’héritiers du groupe De Stijl, j’étais comme un chien fou. Wim Crouwel avait une silhouette incroyable, longue et fine, un logo à lui tout seul. Il avait une élégance et un sens de la modernité. C’est aujourd’hui une icône tant il y a de livres qui paraissent sur son travail. Dans les années 1960-1970, avant l’ère de l’informatique, il a réalisé une intense recherche typographique, créé ce fameux alphabet expérimental New Alphabet et mis en place un système de grille et d’organisation de l’espace. Il est l’auteur de grandes identités visuelles pour le musée Boijmans Van Beuningen, à Rotterdam, le Stedelijk Museum, l’aéroport de Schiphol ou la société Heineken, à Amsterdam.
Wim Crouwel est « le Piet Mondrian du graphisme néerlandais » : la même aura, la même influence, un visionnaire. Je retiens de lui sa rigueur et son modernisme invétéré, l’absence d’images et l’usage de la lettre comme une force d’expression. Il s’est intéressé à la typographie en profondeur, en allant à la frontière du lisible. Toujours avec une économie de moyens et sans surenchère, la puissance de l’abstraction racontant bien plus qu’un quelconque décorum. L’art de l’équilibre et la justesse des proportions sont aujourd’hui pour moi une colonne vertébrale. On peut voir dans mon travail l’inspiration directe de ce que j’ai appris chez Total Design. Je leur suis toujours extrêmement reconnaissant. Je leur dois tout.
AUJOURD’HUI, ENCORE
Par la suite, j’ai revu Wim Crouwel et appris à le connaître. Autant son travail pouvait parfois paraître un peu raide, autant lui était très chaleureux. À Amsterdam, j’ai aussi fait la connaissance de l’architecte d’intérieur et designer Benno Premsela (1920-1997). Son agence était contiguë à celle de Total Design. Benno était un peu « le Jean Cocteau néerlandais », un monsieur d’une grande classe, esthète extraordinaire et grand collectionneur, notamment de l’artiste François Morellet. Il était aussi un actif défenseur de la cause gay et une figure importante de la libération des mœurs aux Pays-Bas. Robert Mapplethorpe a fait un fantastique portrait de lui. Je suis resté en contact avec son neveu, Arthur. Tout comme je vois toujours la femme de Wim Crouwel, Judith. Je suis un fidèle. En 2011, pour l’exposition « Wim Crouwel. A Graphic Odyssey », au Design Museum, à Londres, on m’a demandé de dessiner une affiche, à partir de la grille qu’il avait conçue pour sa célèbre affiche Vormgevers [Graphistes], ce que je me suis empressé de faire évidemment. J’ai été très flatté lorsque Wim est venu, qui plus est en fauteuil roulant, voir ma rétrospective « Typorama », en 2013, au musée des Arts décoratifs, à Paris. C’est d’ailleurs à la suite de cette monographie que Carolien Glazenburg, alors conservatrice du graphisme au Stedelijk Museum, m’a invité, en 2015, à y déployer l’exposition « Using Type ». Cette présentation a provoqué en moi un immense sentiment de reconnaissance, d’appartenance à une « école du graphisme », et m’a fait l’effet d’une sorte de « retour à la maison ».
J’ai eu l’impression d’être vraiment adopté par les graphistes et les historiens du graphisme néerlandais.
Je retourne régulièrement à Amsterdam, que je considère aujourd’hui encore comme un lieu très progressiste. J’y étais encore récemment pour voir l’exposition « Vermeer », au Rijksmuseum. Cet artiste peint des gens et des scènes ordinaires, mais, avec lui, le quotidien devient extraordinaire. Outre le mystère et la lumière, c’est aussi un maître de l’organisation de l’espace. Le tableau peut être petit, mais tout y est. On lit sa construction, les lignes fusent dans l’espace, se projettent même hors du tableau. Dans la peinture de Vermeer, il y a déjà tout le mouvement De Stijl. À son époque, il n’a pas d’équivalent au monde.
La photographie de la gare d’Amsterdam m’a été offerte encadrée le jour du vernissage de mon exposition au Stedelijk Museum par Carolien Glazenburg. Sa taille est modeste – plus petite qu’une carte postale –, et il faut presque une loupe pour en distinguer les détails. Mais elle est évidemment hautement symbolique, comme la porte d’entrée d’une maison, d’une culture, d’un monde, d’un monde intérieur. Une sorte de «'Bienvenue ! » De plus, cette gare est une architecture en briques typique des maisons amstellodamoises, construite au cœur de la ville et ouverte sur elle. Cette image est pour moi une invitation à venir et à revenir à Amsterdam autant de fois que je le désire, en toute liberté, presque comme si j’y étais attendu. Je suis persuadé que, pour chacun de nous, il y a dans la vie, à un moment ou à un autre, un facteur « chance ». Amsterdam a été ma chance.
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« Philippe Apeloig, des esquisses à l’affiche. La Fête du livre d’Aix-en-Provence (1977-2015) », 18 avril - 11 juin 2023, Bibliothèque nationale de France, quai François-Mauriac, 75013 Paris.