Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) rencontre de son vivant un succès véritable – quoique de courte durée –, survenant à la veille de la Seconde Guerre mondiale et peu de temps avant une mort prématurée (ironie tragique : ayant trouvé refuge à Zurich, Taeuber-Arp y est victime d’un accident domestique). Cette figure décisive de l’abstraction géométrique demeure ensuite longtemps dans un relatif retrait. Comme le relève justement l’historienne d’art Cécile Bargues, si « Taeuber-Arp ne fut jamais oubliée […]. Il fallut toutefois des décennies pour (re)prendre la pleine mesure de la place et du rôle qui furent, en son temps, les siens *1.» Cette réévaluation ne s’est pas opérée partout de façon égale: la Suisse (son pays d’origine) et les pays anglo-saxons – où a circulé récemment une magnifique rétrospective*2 dont le catalogue*3 fait désormais référence – devancent de ce point de vue la France qui pourtant a été le pays d’adoption de Sophie Taeuber-Arp lors de ses années les plus fertiles.
UNE ŒUVRE PLURIDISCIPLINAIRE
À Strasbourg (incidemment le lieu de naissance de son époux l’artiste Hans, dit Jean, Arp), une restitution partielle permet d’apercevoir aujourd’hui ce que fut l’ambitieux projet de l’Aubette*4. Chargée de concevoir l’aménagement et le décor de ce futur centre de loisirs, comprenant entre autres bar, cinéma et dancing, Sophie Taeuber-Arp invite son mari, ainsi que leur ami Theo van Doesburg, à collaborer. Le trio réalise en 1928 une Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale, dont les figures élémentaires et couleurs primaires marquent une rupture avec les tendances dominantes de l’époque… tant et si bien que les commanditaires délaissent rapidement les lieux.
Un an plus tard, en 1929, Sophie Taeuber-Arp dessine entièrement les plans de ce qui deviendra la maison-atelier du couple à Meudon – aujourd’hui administrativement située à Clamart*5. Après des œuvres de textile, un théâtre de marionnettes, des décors et des costumes, la « formidable touche-à-tout » se consacre plus particulièrement à la peinture et au dessin, acquérant progressivement une renommée internationale. Sa discrétion légendaire ne l’empêchera pas d’adhérer aux groupes Cercle et Carré (1929-1931) puis Abstraction-Création (1932-1936), nourrissant un réseau vivace d’artistes en tout genre et une connaissance approfondie de la création d’alors.
Que ce soit à l’échelle architecturale ou picturale, Sophie Taeuber-Arp place au centre de ses diverses productions les notions de rythme et de mouvement. D’une discipline à l’autre – peinture, sculpture, arts appliqués, dont le tissage et le design de mobilier, danse (elle étudie auprès de Rudolf Laban et se produit au cabaret Voltaire à Zurich en 1916), conception graphique et direction éditoriale (elle fonde la revue Plastique, publiée entre 1937 et 1939), à la croisée des avant-gardes de l’entre-deux-guerres – du dadaïsme à l’art concret, Sophie Taeuber-Arp n’a eu de cesse d’œuvrer au décloisonnement des pratiques.
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*1 Cécile Bargues, Sophie Taeuber-Arp, les dernières années, Lyon, Fage éditions, 2022.
*2 « Sophie Taeuber-Arp. Abstraction vivante », Bâle, Kunstmuseum, 20 mars-20 juin 2021; Londres, Tate Modern, 15 juillet-17 octobre 2021; New York, Museum of Modern Art, 21 novembre 2021-12 mars 2022.
*3 Ann Umland et Walburga Krupp (dir.), Sophie Taeuber Arp : Living Abstraction, New York, The Museum of Modern Art, 2021.
*4 La réalisation des décors, du mobilier et de la signalétique du bâtiment conçu dans la 2e moitié du XVIIIe siècle a été inaugurée le 16 février 1928 : L’Aubette 1928, 31, place Kléber, 67000 Strasbourg.
*5 La Fondation Arp s’est établie en 1978 dans la maison-atelier : Fondation Arp, 21, rue des Châtaigniers, 92140 Clamart.