Bien inspirés par leur sujet, les commissaires de l’exposition « Normands. Migrants, conquérants, innovateurs » ont eu l’heureuse initiative de « vider » – dans la plus pure tradition des raids vikings – les trésors des cathédrales, abbayes, bibliothèques et autres chambres fortes ecclésiastiques d’une bonne partie de l’Europe ! De Sées à Agrigente, d’Apt à Glasgow, en passant par York, Cologne, Orléans, Oslo, Bari, Bayeux… la liste des provenances donne véritablement le tournis. Riches d’un tel butin, qui sera bien entendu restitué en bonne et due forme avant la fin de l’été, Nicolas Hatot et Mathilde Schneider, conservateurs au musée des Antiquités de Rouen, racontent la fabuleuse épopée des Normands, forfaits comme hauts faits. Ils ne connaîtront pourtant pas la chance de leurs instigateurs : point de manuscrit enluminé pour témoigner de leur exploit, le projet de catalogue a finalement été abandonné par scrupuleux souci d’économie. Stratégie de la métropole pour défendre sa candidature de capitale européenne de la culture en 2028 ? L’absence de publication, en dépit des éclatantes qualités de l’exposition et du nombre de pièces inédites présentées, est un argument supplémentaire pour se rendre sur place. Les visiteurs les plus enthousiasmés pourront toujours se plonger dans la somme de 528 pages publiée – en allemand natürlich – par le musée de Mannheim, partenaire et précédente étape de l’événement*1.
COMMERÇANTS ET MÉCÈNES
Détricotant systématiquement les poncifs de la tradition historique héritée du XIXe siècle, l’exposition est une plongée jubilatoire dans un monde plus vrai et donc plus romanesque encore, aux côtés d’Éric à la Hache sanglante, de Sven à la Barbe fourchue ou de Guillaume Longue-Épée. On découvre que les peuples venus du Nord, avant d’être des envahisseurs sanguinaires, étaient de brillants commerçants; que la Scandinavie, aussi sauvage semblât-elle aux Francs, marchandait avec Constantinople, Samarcande ou même Bagdad, d’où proviendrait un fascinant brûle-parfum du IXe siècle retrouvé dans les terres les plus reculées de Suède. On apprend également que les Normands n’ont pas attendu Guillaume le Conquérant pour chérir les rivages anglo-saxons, renversant avant l’an mil l’infortuné roi Æthelred, « le Malavisé ». Nonobstant les querelles sans fin, un métissage s’opère, entraînant une vitalité artistique qui ne cessera de se développer, favorisée par de puissants mécènes. Car on réalise enfin, qu’après avoir détruit les abbayes de rivage en rivage – et terrorisé leurs moines –, les Vikings les ont reconstruites plus belles encore, une fois devenus « Normands », sagement christianisés, habilement assimilés. Cette rapide adaptation depuis le débarquement de Rollon explique l’extrême rareté des vestiges sur les rives de la Seine, à l’exception bien sûr des toponymes en -bec et -beuf qui sont légion, écho persistant du vieux norrois dans la région. Les trouvailles authentiquement vikings se distinguent par leur silhouette singulière et leur style immédiatement reconnaissable; ici une épée à profil de moustache, là des fibules « tortues », une paire iconique découverte à Pîtres (Eure) au XIXe siècle par l’abbé Cochet, lointain collègue de nos commissaires au musée des Antiquités et père de l’archéologie scientifique normande. À rebours des préjugés hâtifs sur ces temps réputés obscurs, l’exposition révèle le spectaculaire renouveau qu’entraîne la création du duché de Normandie. Cathédrales et monastères renaissent de leurs cendres, au sens propre. Le premier document conservé de la main ducale, exceptionnellement prêté par le palais Bénédictine à Fécamp, est une charte en faveur de l’abbaye du même lieu – tout aussi bénédictine. L’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle est dotée d’un scriptorium bientôt renommé, et Saint-Pierre de Jumièges est inaugurée en grande pompe par Guillaume le Conquérant en personne, après une reconstruction fastueuse.
La richesse de ces fondations et les échanges intenses qu’elles induisent de part et d’autre de la Manche favorisent l’émergence d’une culture commune, hybridant matériaux et ornements pendant trois siècles. Les sculpteurs français apprivoisent l’ivoire de morse, les orfèvres font pousser des palmettes sur chaque crosseron, et les peintres, à la suite du Maître de Lambeth, adoptent la vogue du drapé mouillé (damp fold style) en enluminure. Pour l’occasion, l’ensemble du corpus connu de cet artiste est d’ailleurs réuni, dont la Bible de Lambeth qui lui a donné son nom, provenant d’Angleterre. La suprême beauté de l’arbre de Jessé (t. 1, fo 198r), aux figures souples et élancées, rivalise avec l’élégance des deux folios subsistant de l’Évangéliaire de Liessies, autre chef-d’œuvre généreusement prêté par le musée de la Société archéologique et historique d’Avesnes-sur-Helpe (Nord). L’émergence d’un style Plantagenêt coïncide avec une lente mais certaine expansion politique, mêlant bientôt à la manière anglo-normande des accents germaniques ou byzantins. Consciente du succès croissant des reliques dans les sociétés occidentales et du prestige qu’elles confèrent, la dynastie soutient la fabrication de précieuses châsses en métal doré, couvertes d’émaux de Limoges, destinées à les abriter.
VITALITÉ ET RAYONNEMENT ARTISTIQUE
Cette passion des reliques a laissé à la Normandie l’un de ses plus fascinants trésors, son Graal : la croix du Valasse. Entrée dans les collections du musée des Antiquités de Rouen en 1843, cette imposante croix d’or et d’argent, parée d’innombrables pierreries, témoigne de la puissance de ses commanditaires et du rayonnement inouï de leurs sanctuaires. Écrin pour des fragments de la Vraie Croix acquis en Orient, cette œuvre, chargée de filigranes, de grenats d’Inde et de saphirs du Sri Lanka, nous rappelle combien ces sociétés s’inscrivent dans un monde internationalisé, avant même le XIIe siècle. Le jeu favori des princes normands n’était-il pas le jeu d’échecs, diffusé en Europe depuis l’Asie du Sud via le monde islamique ?
Déjà présents de l’Espagne à l’Écosse, les Normands gagnent l’Italie du Sud et conquièrent la Sicile. Avec la même agilité qu’en France ou en Angleterre, ils s’adaptent et adoptent les us et coutumes du lieu, tout en insufflant les leurs. Tandis que les nouveaux dirigeants continuent de frapper la monnaie or des musulmans, les artistes abandonnent l’ivoire de morse pour l’ivoire d’éléphant, délaissent les fresques pour les mosaïques et renoncent aux émaux limousins pour les émaux cloisonnés byzantins. Impressionnés par le travail du cristal de roche perfectionné par les Fatimides égyptiens, les Normands s’y essayent avec succès, ornant les résidences royales palermitaines de fontaines cristallines… Ces productions extraordinaires, parfois difficiles à distinguer des créations orientales, ne cesseront, tout comme ces dernières, de susciter l’admiration en Europe. La plupart des objets présentés à Rouen ont beaucoup voyagé, d’un usage à un autre également : c’est le cas par exemple d’un ravissant coffret en ivoire orfévré, décoré de paons et de rinceaux niellés, sans doute conçu en Sicile pour contenir un exemplaire du Coran; placé dans la cathédrale de Bayeux, il accueillera finalement la chasuble dite « de saint Regnobert ». Tout orientalisant soit-il, l’olifant peuplé de lions, de sphinges, de panthères et de chameaux, issu d’un atelier de Salerne (Campanie), se métamorphosera une fois entré dans le trésor de la basilique Saint-Sernin de Toulouse en « cor de Roland » – qu’importe au fond que ce dernier soit mort trois siècles auparavant en affrontant les guerriers arabes.
La dernière section de l’exposition, la plus surprenante aussi, évoque un autre chapitre, moins connu, de l’épopée des hommes du Nord. Participant activement aux croisades, espoir de nouvelles conquêtes, les Normands s’aventurent en bons chrétiens jusqu’en Terre sainte, et y fondent même la principauté d’Antioche. Avec pour projet de récolter là-bas, en protecteurs de Jérusalem, autant de gloire que de babioles sacrées. Parachevant ce rêve normand, trois soldats, tout droit « sortis » de la tapisserie de Bayeux, casque pointu vissé sur la tête, appuyés sur d’énormes boucliers, ornent une émouvante plaque de cuivre finement ciselée. Manifestement moins zélés loin de leur chef Guillaume, ils gardent ainsi, profondément assoupis, le Saint-Sépulcre.
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*1 Une première exposition, dont l’approche diffère, a été présentée aux Reiss-Engelhorn-Museen à Mannheim (Allemagne) du 18 septembre 2022
au 26 février 2023.
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« Normands, Migrants, conquérants, innovateurs », 14 avril - 13 août 2023, musée des Beaux-Arts, esplanade Marcel-Duchamp, musée des Antiquités, 198, rue Beauvoisine, 76000 Rouen.