Pénétrer dans l’univers de Pol Taburet est une entreprise exaltante, mais non dénuée de dangers, et ce n’est pas cette monographie pour Lafayette Anticipations qui va le contredire, tant son propos peut se réduire à une suite d’énigmes visuelles adressées au spectateur. Pour seul exemple, la première œuvre de l’exposition est l’intérieur d’une bouche grand ouverte, dont les dents scintillent comme une rangée d’ampoules lumineuses telle l’entrée d’un train fantôme de fête foraine; l’effrayant le dispute donc au fascinant, le monstrueux au spectaculaire.
L’artiste, par ailleurs, est presque inconnu. Il est né en 1997, diplômé de l’École nationale supérieure de Paris-Cergy, et ses œuvres ont déjà intégré les collections privées les plus prestigieuses, de la Pinault Collection à la Fondation Kadist, de la Boros Collection à la Samdani Art Foundation, alors même qu’on ne lui connaît que deux expositions personnelles importantes, l’une chez Balice Hertling, à Paris, en 2020, et l’autre chez Clearing, à Los Angeles, en 2021, intitulées respectivement « OPERA I » et « OPERA II ». Cette nouvelle manifestation parisienne peut en être considérée comme le troisième opus, puisqu’elle est titrée « OPERA III : “ZOO. The Day of Heaven and Hell” ».
UN RÊVE DANS UN RÊVE
Néanmoins, pour la première fois, son travail principalement pictural s’ouvre sur des sculptures environnementales qui structurent un parcours adoptant la forme d’un conte initiatique digne d’Alice aux pays des merveilles. On y compte ainsi, plongée dans un environnement jaune, une série de wagons de train, dont l’avant prend l’apparence d’un visage anthropomorphe – qui n’est pas sans rappeler celui de l’artiste –, une fontaine de jouvence au centre d’un espace bleu, une suite de personnages blancs réduits à des têtes démesurément allongées baignées dans du vert pomme, des clous géants qui font face à une table recouverte d’une nappe blanche pétrifiée en dessous de laquelle émergent deux énormes pattes de chat. Rien ne semble relier ces différents environnements qui font événement, sauf à les prendre pour les données elliptiques d’un rébus spatial ou à les considérer comme les reliefs visibles d’un paysage imaginaire qui, comme la banquise, aurait un volume immergé plus déterminant et explicite que sa figure apparente.
À moins que tout cela ne relève que d’une relecture contemporaine des Métamorphoses d’Ovide et leurs suites d’intrigues, de bannissements, de punitions et de transformations diverses. Les tableaux disposés tout autour ne nous éclairent en rien, car, la plupart du temps, ils inversent les données des installations. Là, les formes humaines, animales ou anthropomorphes ont un intérieur sombre, chargé et viscéral, alors que l’espace qui les environne est traité en aplats de couleur saturée – ce qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Francis Bacon. Autant les sculptures sont monochromes et leurs formes simplifiées à l’extrême, autant les figures des tableaux sont presque « humorales ». Sinon qu’elles adoptent moins l’aspect de fantômes ou de spectres qui viendraient nous hanter que de vestales ou de sibylles dont la sacralité nous serait encore inconnue.
ENTRE PRÉSENCE ET ABSENCE
Les portes, les fenêtres ou les seuils y sont également des leitmotive qui nous indiquent que l’espace du tableau est le plus souvent celui d’une scène – ce jour du paradis et de l’enfer auquel fait référence le titre ? – réduite à une surface où les figures – des « personnages-esprits » – vont et viennent sur le fil de la présence et de l’existence, attendent des réponses quand d’autres interrogent, et où les clameurs sont intérieures sinon intériorisées. Il y a là une expression du drame ou du tragique aussi spécifique que singulière.
L’artiste fait souvent référence à cette phrase de Virginia Wolf : « La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue. » Et, dans ce balancement étrangement inquiétant entre les figures symboliques ou allégoriques du chasseur et de la proie – de l’enfer et du paradis, de la terre et du ciel, de la nuit et du jour, du cauchemar et du rêve, de l’intérieur et de l’extérieur, du plein et du vide, etc. –, tout se joue de la triple signification de la notion de « captif » : celle de la « capture » du réel chère à la photographie et ses pulsions scopiques; celle de l’« emprisonnement » de la cage et du cadre que Francis Bacon a si précisément expérimenté dans toute son œuvre; et celle relative à ce qui nous « captive », à ce qui saisit et bouleverse notre regard, notre esprit et notre pensée.
Aussi, les hallucinations nocturnes de Pol Taburet s’impriment-elles sur notre regard avec une insistance toute particulière, et c’est certainement cette persistance rétinienne qui apporte toute sa force à son travail. Nous pourrions également en appeler à Jean Cocteau et son célèbre adage : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. » Pol Taburet est le metteur en scène d’un monde d’une puissance et d’une expressivité inégalées sur la scène actuelle de l’art même si ce que nous pouvons y voir dépasse notre entendement.
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« Pol Taburet. OPERA III: “ZOO. The Day of Heaven and Hell” », 21 juin - 3 septembre 2023, Lafayette Anticipations, 9, rue du Plâtre, 75004 Paris.