Avez-vous délibérément choisi la photographie ou bien cette pratique s’est-elle imposée à vous ?
Ma mère peignait à ses heures en amateur, mais n’a jamais eu la chance de développer son talent, car elle ne venait pas d’une famille où l’on fréquentait les écoles d’art. Elle aimait dessiner et travailler la terre, et je partage son héritage génétique ! J’ai toujours aimé observer les gens et regarder des images dans les livres. Quand j’étais enfant, je participais à un atelier de sculpture. J’ai d’abord suivi les cours d’une école qui permettait de devenir professeur d’arts appliqués. Et puis j’ai suivi un cours de photographie, et cela a été une révélation, notamment pour l’aspect sculptural de la photographie. Au début, je regardais en permanence le monde à travers le cadre de mon appareil.
Et aujourd’hui, prenez-vous des photos dans la vie quotidienne ?
Non, jamais, j’ai un iPhone évidemment, mais c’est différent. Je travaille avec un appareil analogique et j’ai besoin de temps et de concentration, j’ai besoin de créer des circonstances favorables.
Qu’est-ce qui vous a conduite vers la vidéo ?
Aujourd’hui, je pratique autant la vidéo que la photographie. Dans mon travail, une chose vient toujours de la précédente. En 1994, j’ai photographié des écoliers à Liverpool. Le dernier jour, avec mon assistante, nous voulions sortir danser, car nous aimions beaucoup les clubs. J’ai toujours apprécié la vie nocturne. Il y avait une longue file d’attente devant l’endroit que l’on nous avait recommandé, alors nous avons demandé au taxi de nous déposer ailleurs. Et nous sommes arrivées au Buzz Club, qui m’est apparu comme un lieu extraordinaire, sans ressemblance aucune avec ce que je connaissais. J’ai vu de très jeunes gens, issus de la classe populaire, qui étaient habillés très différemment de ceux que je voyais aux Pays-Bas. Pour commencer, j’ai demandé au patron du club si je pouvais faire des photographies. J’ai d’abord pensé qu’il fallait que je les prenne hors du club. J’avais déjà fait des photographies de gens sur un fond neutre qui les sortait de leur contexte habituel. Il m’a proposé une arrière-salle, et j’ai commencé à faire des prises de vue. Mais je me rendais compte que la musique, la façon dont ils dansaient, dont le DJ annonçait les anniversaires, constituaient des éléments très importants, et invisibles en photographie. Un de mes amis artistes m’a dit que je devrais faire des vidéos. Et j’y suis retournée avec une caméra. Cela a ouvert des possibilités nouvelles : le son, le montage, la narration… C’était vraiment enthousiasmant !
Vous étiez-vous intéressée au cinéma expérimental ?
Non, pas du tout ! La vidéo est vraiment venue en la pratiquant. C’était justement formidable de ne pas avoir de modèle. Pour la série Buzz Club, j’ai simplement décidé que l’on commencerait au début de la soirée, ce qui crée la possibilité d’une évolution au fil de la nuit, avec un apogée et une descente. Il y a là une certaine abstraction.
Qu’est-ce qui vous a décidée à vous consacrer exclusivement au portrait ?
J’ai toujours été très intéressée par le fait de photographier des gens. Quand j’avais 19 ans, j’étais si timide que je photographiais systématiquement les gens de dos ! Au cours d’un voyage d’études en Italie, alors que nous avions emporté nos appareils dans la rue, mon professeur m’a dit : « Tu devrais vraiment photographier les gens de face. » Et cela a été le déclencheur, j’ai fait des photos dans la rue, dans des clubs, puis en studio, et je me suis concentrée sur le portrait.
La façon dont vous photographiez vos modèles est à la fois très empathique et chargée de la distance d’un entomologiste.
J’essaye d’atteindre un certain niveau d’abstraction, à la fois personnel et universel. Et puis, surtout, je fais des « images », pas seulement des photographies. Et j’aime isoler les gens, car cela les place plus loin de la réalité. Je me concentre sur l’expression des visages, leur position. Quand je fais une photo, je vois tout à l’envers, je vois les formes et les couleurs, le regard, la pose… tout est important, la composition et bien sûr la lumière. C’est seulement lorsque tout cela est réuni qu’une bonne image se produit. Lorsque j’ai commencé à faire les Beach Portraits, les images ne sont pas arrivées simplement. Il a fallu créer une tension qui distingue le modèle du reste du monde ainsi qu’une dimension sculpturale qui donne l’impression que l’on peut tourner autour du sujet, même s’il s’agit d’une image plate.
La peinture ancienne, hollandaise en particulier, vous a beaucoup inspirée. Voyez-vous Ruth Drawing Picasso (2009) comme une peinture ?
Les couleurs sont pour moi essentielles ainsi que la lumière. La Tate Liverpool m’a invitée à faire une vidéo avec des enfants. J’ai d’abord repéré un groupe d’enfants. Lorsque j’ai demandé la permission de filmer une dizaine d’entre eux, on m’a dit qu’ils étaient trente et qu’il fallait tous les entraîner dans le projet.
Alors nous avons divisé le groupe en trois. Quand un groupe était filmé, les autres dessinaient dans les coins. Et, à la fin, alors qu’ils attendaient le bus dans une pièce vide, Ruth était assise dans la pose qu’elle a dans la vidéo. J’ai trouvé qu’elle ressemblait à une sculpture, que c’était magnifique, alors j’ai à nouveau demandé la permission de la filmer. J’ai aussi filmé trois autres enfants pour ne pas qu’elle soit la seule à être filmée, et je l’ai fait poser dans cette position très étrange qu’elle avait et qui était parfaite. Je cherche toujours à trouver des poses naturelles. Pendant que je filmais, le crayon de sa voisine s’est cassé. L’autre petite fille est entrée dans le champ de la caméra. J’ai pensé que ce serait un désastre, que toute sa concentration allait s’évanouir et qu’il faudrait arrêter le film. Mais au contraire, la façon dont Ruth a montré sa désapprobation, puis dont elle s’est reconcentrée, a été simplement formidable. Il faut vraiment être ouvert à toutes les coïncidences et les imprévus qui peuvent se produire, et qui rendent l’image meilleure que ce que l’on attendait. Quand on sait exactement ce que l’on va faire, c’est très ennuyeux.
C’est l’un des sens du titre de l’exposition « I See You » : cela laisse la place à toutes sortes d’imprévu ?
Oui, et puis ce sont aussi les mots d’enfants qui attirent l’attention des adultes en disant sans arrêt : « Est-ce que tu m’as vu faire ceci ou cela ? »
Parlez-vous avec vos modèles ? Savez-vous qui est Ruth ? Gardez-vous des liens avec les personnes que vous photographiez ?
Cela dépend, j’ai gardé des liens avec plusieurs d’entre eux. À la Tate Liverpool, nous avons organisé une projection pour que les enfants puissent venir. J’aimerais beaucoup savoir où est Ruth aujourd’hui, mais ce groupe d’enfants a quitté l’école l’année suivante, car ils étaient en fin de cycle scolaire. Et j’ai perdu la trace de Ruth. En revanche, j’ai retrouvé celle de la jeune fille au maillot de bain beige, de la série des Beach Portraits. Quand j’ai reçu son premier email, j’ai été émue aux larmes. Elle ne comprenait pas vraiment. Elle me disait que j’étais célèbre… et je lui ai dit qu’elle était mon icône ! Aujourd’hui, elle a 45 ans, elle vit dans un petit village au sud de la Pologne, et je viens justement de recevoir un message d’elle il y a cinq minutes ! Cependant, lorsque l’on photographie quelqu’un, ce n’est pas une relation avec la personne mais avec l’image qui se noue. La photographie est comme un enfant dont il faut s’occuper.
À la Maison européenne de la photographie, vos œuvres sont présentées en grand format, avec de la moquette et des murs d’un gris soigné. On dirait presque une installation.
Je considère effectivement que ce sont des installations. Je les nomme d’ailleurs ainsi. Je suis précise, et cela aide le spectateur à regarder, à prendre le temps. La vidéo de Ruth supporte d’être projetée en très grand, mais si l’on prend par exemple la vidéo Marianna (The Fairy Doll), je me suis rendu compte, à l’occasion d’une exposition au Danemark où elle était montrée dans une toute petite salle, que c’était beaucoup mieux ainsi : cette jeune fille est comme une poupée qui a besoin d’une certaine atmosphère d’intimité autour d’elle.
Vous exposez aussi, dans la salle suivante, une affiche de La Femme qui pleure de Pablo Picasso et, pour la première fois, le dessin original de Ruth dans son cahier. Comment l’idée vous est-elle venue ?
J’en parlais avec Simon Baker, lui disant que j’avais toujours ce dessin dans mes archives, alors nous avons décidé de le présenter dans une vitrine ! J’aime que cette exposition soit exclusivement sur des enfants et qu’elle offre un important programme éducatif. Il me semble intéressant d’avoir ce dessin dans ce contexte, mais je ne pense pas le refaire systématiquement.
Finalement, le film ne porte-t-il pas avant tout sur ce que l’on ne voit pas ?
Oui, bien sûr, et c’est le cas de beaucoup de vidéos. On ne voit pas la professeure de danse dont on entend la voix dans Marianna (The Fairy Doll), ni le dessin de Ruth dans Ruth Drawing Picasso, ni La Femme qui pleure dans I see A Woman Crying (Weeping Woman)…
Le passage de la photographie à la vidéo implique pour vous d’être entourée de beaucoup plus de personnes. Aimez-vous ces formes de travail collaboratives ?
Oui, j’aime beaucoup cela! À la Tate Liverpool, pour I See A Woman Crying (Weeping Woman), une vidéo en trois écrans dans laquelle on voit le groupe d’enfants, dont Ruth faisait partie, en train de parler de La Femme qui pleure de Picasso, j’ai eu la chance de travailler avec toute une équipe, notamment une femme qui était en contact avec l’école, et une autre qui s’occupait du service pédagogique et qui m’a aidée à préparer des questions pour faire parler les enfants : que vois-tu dans l’image ? Que ressent la femme ? Que va-t-il lui arriver ? Je ne pouvais pas filmer et parler en même temps. Alors c’est le responsable du département pédagogique qui devait poser les questions aux enfants au bon moment. Et pour cadrer la caméra, je donnais des indications au cadreur en fonction de ce que je voyais. Car il s’agit d’une seule prise !
« On dirait qu’elle vient de désobéir à quelqu’un… et puis qu’elle regrette », « On dirait que quelqu’un vient la voir », « Personne ne veut être son ami »…
I See A Woman Crying (Weeping Woman) montre à quel point la description d’une œuvre est un geste d’invention, de même que la photographie n’est pas une vision neutre sur le monde.
J’étais à Liverpool pour filmer The Krazyhouse, et le musée m’a invitée à faire une nouvelle vidéo. J’ai pensé montrer les rushes de ce que je préparais, jusqu’au moment où j’ai vu ce groupe d’enfants… Il y a eu une grande part d’improvisation. J’ai décidé d’utiliser trois écrans et de faire bouger lentement la caméra sur leurs visages. J’ai dit au cameraman qu’il fallait qu’il suive les conversations des enfants.
N’est-ce pas aussi déconstruire la scène d’une façon presque cubiste, à la manière de Picasso dans La Femme qui pleure ?
Si, bien sûr, c’est une vidéo cubiste !
Il y a parfois des effets de décalage entre le son et l’image, et d’autres fois le son se fond dans un bruit polyphonique dont on ne distingue plus rien.
Avec un excellent ingénieur du son, j’ai fait construire un studio dans une salle munie de micros suspendus au-dessus des enfants, par groupes de trois. Je voulais garder l’équipe technique aussi réduite que possible – j’essaye toujours de garder mes équipes d’un projet à l’autre, même si ce n’est pas toujours possible.
Dans cette vidéo, l’uniforme des enfants, leur accent, la façon dont ils se tiennent et dont ils parlent véhiculent beaucoup plus d’informations sur leur origine que dans d’autres de vos œuvres.
Ce sont des enfants des quartiers populaires de Liverpool. J’ai fait remarquer à quelqu’un du musée à quel point ils étaient concentrés et disciplinés, et elle m’a répondu: « En effet, c’est parce qu’ils sont dans une école catholique ! »
C’est peut-être aussi pour cela que semble parfois peser sur eux un certain sens de la culpabilité !
Oui ! Il y a dans leurs mots beaucoup de sujets liés à l’argent : elle a volé un gâteau dans un mariage, quelqu’un est mort dans la famille… Au début, je ne comprenais pas pourquoi ils parlaient tous de mariages et d’enterrements, et puis j’ai compris que, en Angleterre, ce sont des circonstances dans lesquelles on porte un chapeau, ce qui est le cas de La Femme qui pleure…
Ces enfants ressemblent à une petite société. Ils ont parfois des poses d’adultes, ce qui renforce le sentiment d’universalité qui se dégage, comme dans une fable…
Ils sont presque sans âge, on peut imaginer ce à quoi ils ressembleront dans cinquante ans. En particulier deux garçons qui ont l’air d’avoir de vieilles âmes.
Vous êtes-vous beaucoup intéressée à August Sander ?
Je me suis intéressée à lui seulement après avoir fait les Beach Portraits. Ce qui me plaît chez lui est l’idée que tous les individus sont égaux, quelles que soient leurs origines. C’est presque plus intéressant pour moi que le portrait qu’il fait d’une société entière. Il observe, sans être romantique ni cynique.
Ces enfants reflètent bien plus le tableau de Picasso à travers leurs expressions que ne le fait Ruth. Ils ont l’air vraiment tristes, comme si l’empathie que vous avez pour eux se renversait dans l’empathie qu’ils ont pour le tableau.
Simon Baker m’a parlé d’un livre sur les dessins d’enfants, qui dessinent d’une certaine façon à certains âges. J’ai choisi ce tableau parce qu’il était abstrait et qu’il véhiculait de fortes émotions. Ils ne savent pas si la femme représentée tient un mouchoir ou un miroir. J’avais initialement pensé me servir d’une œuvre de Ron Mueck qui représentait une jeune fille, mais cela déclenchait des moqueries qui ne me plaisaient pas du tout.
Comment avez-vous repéré Marianna et la salle de danse toute rose, ainsi que l’école de gymnastique de la vidéo The Gymschool, St. Petersburg ?
J’ai été invité par Manifesta qui se tenait à Saint-Pétersbourg. À l’époque, je travaillais avec le Dutch National Ballet à Amsterdam, en collaboration avec un chorégraphe. Quand on regarde une performance sur scène, on voit la perfection d’un spectacle, mais j’ai pensé qu’il serait intéressant aussi de montrer ces moments qui sont juste avant et juste après.
C’est exactement ce que fait Picasso avec les acrobates de la période bleue…
Oui, c’est l’exercice et la répétition qui sont montrés, la limite vers laquelle ils tendent pour atteindre la perfection. Et on peut aussi penser aux peintures d’Edgar Degas, dans lesquelles on voit des répétitions. C’est beaucoup plus intéressant à regarder pour des artistes !
Sa sculpture de la petite danseuse a une très grande individualité, dans son visage, mais également dans sa pose un peu relâchée. Pour faire The Gymschool, St. Petersburg, j’ai d’abord fait un tour des salles de répétition et vu les corps en exercice dans des positions qui m’évoquaient à la fois des sculptures humaines et des mouvements décomposés d’Eadweard Muybridge. C’est pour cela que j’ai pensé cette œuvre pour trois écrans. Il s’agit toujours de la même personne sur les trois écrans : je commence par la plus jeune, dont les gestes sont encore un peu gauches, et puis d’autres suivent, plus âgées, dont la dernière a le corps complètement souple, comme un lézard. Pendant que je travaillais, j’ai beaucoup écouté Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, qui m’a beaucoup inspirée. L’utiliser aurait été trop narratif. Alors j’ai décidé de ne conserver que le son que les athlètes font avec leur corps – comme pour Ruth, dont on entend le bruit du crayon, comme si l’on entrait en elle.
Ces images m’évoquent également L’Acrobate bleu de Picasso, dont le corps est complètement démembré. Est-ce que le cirque est un domaine qui vous intéresse ?
Quand j’ai découvert cette immense salle où ces jeunes filles s’entraînaient, j’ai pensé en effet que ça avait l’air d’une piste de cirque.
Cela fait presque mal de regarder les corps de ces jeunes filles au travail… Comment avez-vous géré cette dureté ?
Ces enfants avaient l’air très heureux de faire cela. Au début, j’avais une certaine appréhension, alors j’ai fait très attention à poser des limites à ce que je leur demandais de faire. J’ai assisté à de nombreuses répétitions au Dutch National Ballet et je sais à quel point leurs pieds leur font mal… Pour elles, cela fait partie des règles.
Compareriez-vous l’étrangeté de ces corps aux images de Diane Arbus ?
Je considère les images de Diane Arbus comme pleines d’empathie, c’est la raison pour laquelle j’aime son travail. Il y a selon moi beaucoup de sincérité, sans cruauté. Il y a une compréhension, ce n’est pas voyeur ni sentimental.
On revient à la transparence des glacis de la peinture hollandaise, des couleurs et de la lumière sur une toile ou un panneau de bois…
Oui, ce n’est pas romantique. Il y a une sorte de mentalité hollandaise dans mes images. Cen’est pas froid, c’est réaliste.
-
« Rineke Dijkstra – I See You », 7 juin-1er octobre 2023, Maison européenne de la photographie, 5-7, rue de Fourcy, 75004 Paris.