C’est un objet fascinant que cette « Constellation » de photographies de Diane Arbus montrée à la Fondation LUMA, à Arles. D’une forme très inventive, l’exposition imaginée par le commissaire Matthieu Humery donne la tentation, et l’illusion à la fois, d’embrasser la totalité d’une œuvre d’un regard. Elle crée la sensation vertigineuse d’entrer dans le cerveau d’une artiste.
En 2011, la Fondation LUMA faisait l’acquisition d’un ensemble de photographies, le « Selkirk Prints Set », un corpus exceptionnel comptant 454 images, qui est ici présenté pour la première fois au public à l’occasion du centenaire de la naissance de Diane Arbus. Ces photographies ont été tirées après la disparition de celle-ci, pendant plus de trente ans, par Neil Selkirk, l’un de ses collaborateurs et anciens étudiants devenu photographe – il est le seul à avoir été autorisé à réaliser des tirages posthumes. L’exposition révèle donc l’entièreté de son œuvre telle que Diane Arbus elle-même l’a sélectionnée entre 1945 et son suicide en 1971.
SAISIR L’ÉTRANGETÉ DU MONDE
Dans la grande halle, pas de parcours dicté, pas de thèmes, pas de chronologie. Le visiteur avance à travers un nuage d’images accrochées à des cimaises composées de cadres métalliques noirs : une « Constellation ». L’effet de transparence de ces grilles crée des perspectives inattendues. Les photographies semblent flotter dans l’espace à différentes hauteurs. Il faut même parfois engager son corps tout entier pour les voir, sur la pointe des pieds ou bien penché à hauteur de genoux. La salle est immense, et la sensation d’espace est démultipliée par un miroir qui tapisse tout le mur du fond. Presque un miroir magique de fête foraine.
Le jeu est stimulant, car il invite à plonger à corps perdu dans ce réseau d’images. On a l’impression de marcher avec Diane Arbus sur les plages ou dans les rues de New York, de capter le regard d’un passant étrange, de s’arrêter devant des corps travestis, de contempler les acrobaties d’un enfant, d’arpenter les coulisses d’un chapiteau de cirque. Cette scénographie est, d’une certaine manière, à l’image du geste du photographe glaneur d’images. Il faut se laisser porter d’icônes en découvertes, par des effets de rapprochements, pour tisser des liens entre formes et sujets. Les formats sont divers : le légendaire carré 6 x 6 à partir de 1960, et des images plus petites dans les années qui précèdent. Le seul cadre donné par l’accrochage est celui de A Box of Ten Photographs, un portfolio composé par Diane Arbus en 1969, qui est accroché au centre de l’exposition : il réunit un concentré de ses chefs-d’œuvre comme Jeune Homme en bigoudis chez lui, 20e rue, N.Y.C. (1966), Nain mexicain dans une chambre d’hôtel N.Y.C. (1970), Vraies Jumelles, Roselle, New Jersey (1967)…
TISSER DES LIENS
De sa vie, l’exposition ne dira rien : le studio qu’elle ouvre avec son mari Allan au lendemain de la guerre, leurs liens avec le célèbre éditeur de presse Alexander Liberman, la décision qu’elle prend de quitter le studio en 1951, les bourses que lui donnent le Guggenheim Museum et qui lui offrent la liberté, son amitié avec Lisette Model, l’exposition « New Document » à laquelle elle parti-cipe avec Lee Friedlander et Garry Winogrand en 1967 au Museum of Modern Art, à New York, qui fait entrer la photographie au musée, et les difficultés qui l’assaillent à la fin de sa vie. Ces informations feront défaut aux visiteurs non initiés – qui les trouveront sans peine en quelques clics sur Internet. Mais on saura qu’elle est une des photographes les plus étranges que le XXe siècle ait compté. Car le regard et l’esprit se concentrent sur les images, sur les grains et les cadrages. Les grands thèmes qui traversent son œuvre se dessinent au fil des déambulations dans cette vaste installation : des pensionnaires internés dans des asiles psychiatriques, des camps de nudistes, des scènes de fête foraine. Beaucoup de personnages se tiennent autour d’un lit, dans l’intimité d’une chambre. Des couples de tous âges s’accrochent l’un à l’autre. Des personnages monstrueux sont saisis de façon parfois dérangeante, mais jamais voyeuriste… Quelques portraits de figures célèbres se distinguent dans la foule : Marcel Duchamp, Norman Mailer, Marcello Mastroianni ou encore Jorge Luis Borges.
L’enchevêtrement de lignes produit par la scénographie évoque la forme d’une toile d’araignée, un étrange web peuplé de fantômes, une pelote de destins emmêlés qui composent un fragment de notre mémoire à tous. Les lignes des cimaises font également écho aux modules de l’art minimal, rappelant le regard à des questions de formes. On aurait presque la sensation d’avoir sous les yeux la modélisation numérique d’une planète inconnue, si la matérialité analogique de ces images n’était si passionnante.
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« Diane Arbus: Constellation », 3 juillet-24 septembre 2023, Fondation LUMA, parc des Ateliers, 35, avenue Victor-Hugo, 13200 Arles.