Le temps d’un été, quelques toiles ont déserté les cimaises du château de Chantilly, dans l’Oise. Qu’on se rassure, elles n’ont pas quitté pour autant l’enceinte du domaine, mais offrent plutôt depuis la salle du jeu de paume un spectacle inédit, à quelques pas seulement des somptueuses galeries précisément et éternellement ordonnées. Exposés – au risque de surprendre – à hauteur de vue, comme on ne les a donc jamais vus, les chefs-d’œuvre de Jean-Auguste-Dominique Ingres, acquis à prix d’or par Henri d’Orléans, apparaissent transfigurés après une série de restaurations très attendues. L’Autoportrait, le Portrait de Madame Duvaucey, Paolo et Francesca, Antiochus et Stratonice, et enfin la belle Vénus Anadyomène ont retrouvé un teint éclatant et dévoilent aux visiteurs une myriade de détails, tous merveilleux. Les perles de Vénus ruissellent à nouveau de sa chevelure, Madame Duvaucey a retrouvé son regard sombre de sphinge, et les amants maudits s’embrassent – une dernière fois – sur un tapis fraîchement toiletté, d’un vert tendre à mourir.
UN HÉRITIER ROYAL POUR MÉCÈNE
La réunion de ces monuments de l’histoire de l’art européen n’a pas pour seul but de convaincre les derniers sceptiques qu’Ingres était un immense coloriste; grâce à d’innombrables prêts venus du monde entier, elle révèle les liens étroits qui unissaient le peintre à la famille du duc d’Aumale, les Orléans. Dévasté par les critiques acerbes qui marquent ses premières apparitions au Salon, avant qu’un Théophile Gautier ne chante ses louanges, le peintre ne pouvait qu’être sensible à l’attention que lui portait le prince royal Ferdinand-Philippe. Alors qu’il refuse inlassablement les commandes les plus imposantes et rechigne à multiplier les portraits, Ingres n’osera pas renoncer à celui qu’attend de lui l’héritier du trône de France, lequel avait déjà acquis les œuvres Antiochus et Stratonice et Œdipe et le sphinx. Le portrait du duc d’Orléans, exécuté avec une rapidité et une facilité peu commune chez un artiste accoutumé aux retouches et aux tâtonnements incessants, scelle dans la douleur sa relation à la famille royale. La fringante effigie du prince est encore dans son atelier lorsque ce dernier meurt tragiquement dans un accident de voiture à la sortie de Paris.
Soucieux de respecter le goût, voire l’affection du défunt pour son artiste favori, le roi Louis-Philippe lui confie sans tarder l’exécution des cartons de vitraux, destinés à la chapelle de la Compassion, qui doit être élevée sur les lieux du drame. Le résultat, étonnant, revitalise complètement l’art du vitrail, en étroite collaboration avec une manufacture de Sèvres en plein renouveau. Les saints patrons de la famille royale empruntent les traits de chacun de ses membres, dont les prières doivent être transmises dans l’au-delà par le dieu d’Ingres : Raphaël. Aussi juvénile que le maître tant admiré, l’archange bouleverse le cadre de la verrière, prêt à s’envoler, le vêtement délicatement gonflé par un souffle divin. Pas moins de quatre dessins préparatoires à cette figure de l’ange sont présentés à Chantilly, dont celui qu’avait acquis le duc d’Aumale. Ils permettent de comprendre le cheminement créatif si complexe d’un artiste qui précise son idée pas-à-pas, une image après l’autre, sans craindre de revenir finalement à la première s’il la juge meilleure.
DANS LE SECRET DE L’ATELIER
Cette exposition va donc bien au-delà d’un simple regroupement des tableaux commandés ou acquis par les Orléans – ce qui constitue déjà une excellente raison de retourner à Chantilly. Chaque œuvre est accompagnée des dessins, esquisses, répliques et autres variations sur un même thème qui forment l’essence même de son travail. Rien que pour Paolo et Francesca, on dénombre pas moins de quatre versions peintes, dont trois sont exposées ensemble pour la première fois, accompagnées de six dessins de la main du maître montalbanais. L’un d’eux, accordé en prêt par une collection particulière new-yorkaise, est l’exemplaire qu’offrit Ingres en personne au célèbre traducteur de la Divine Comédie, Alexis-François Artaud de Montor. Pour un tel gage de son admiration, l’artiste prit soin de raffiner le mobilier renaissant et choisit d’illuminer la scène d’un précieux lavis gris et or qui fait de cette petite feuille un véritable trésor.
Il arrive que les idées soient superposées par Ingres sur une même toile, retravaillée des années durant, ou reprise après des décennies de doute. Cet étrange laboratoire de l’harmonie forgera bien des mystères. Tel ou tel tableau réputé disparu s’avère parfois soigneusement dissimulé sous un autre, comme l’Autoportrait fondateur, dit « à 24 ans » mais en réalité remanié à à plus de 70 ! Ce que confirment d’ailleurs les dernières analyses menées au C2RMF, le Centre de recherche et de restauration des musées de France.
Heureusement connu par une copie fidèle de la version initiale, exécutée par sa dévouée fiancée Julie Forestier, le premier autoportrait fut si mal reçu par la critique que l’artiste en fut durablement traumatisé. Bien décidé dans ses vieux jours à offrir au jeune peintre qu’il était l’assurance de la maturité, il fit de ce tableau le portrait d’une vie. Grâce aux recherches menées pour l’occasion, le catalogue de l’exposition*1 fourmille de petites et grandes découvertes : on y lit avec délectation les commentaires cruels suscités par telle toile désormais universellement célébrée; on y apprend que Madame Duvaucey était la maîtresse de l’ambassadeur près le Saint-Siège; on découvre que le décor de Stratonice fut d’abord imaginé par l’architecte Victor Baltard ou encore que le duc d’Aumale aurait pu, pour la valeur de ce dernier tableau, s’offrir un joli château en région parisienne.
Cette histoire anecdotique des grands chefs-d’œuvre de la peinture n’est pas vaine, elle nous fait au contraire pénétrer dans le secret de l’atelier, dans la pratique la plus intime du peintre. Elle nous raconte quelle force peut rendre à l’artiste la confiance d’un commanditaire et nous révèle à quelles sources puise le génie de ce « boudeur morose » (Théophile Gautier). La Vicomtesse d’Haussonville, icône puissante et mélancolique issue de la Frick Collection (New York), témoigne de ce jeu continu d’un motifàl’autre,d’une œuvre à l’autre. Moderne, puisque antique, hiératique et douce, sa pose doit autant à Stratonice qu’à la Pudeur de marbre dont Ingres avait su s’inspirer. Tant admirée par les Orléans qui avaient pris soin de lui confier leur image, cette savante métamorphose du modèle, mémoire de lignes antérieures, déformation parfaite, exerce une fascination intacte. Jeune pensionnaire à la Villa Médicis, Charles Gounod résumait ainsi le fragile équilibre atteint par son directeur : « La force préserve la grâce de devenir mièvrerie et la grâce empêche la force de devenir brutalité. »
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*1 Nicole Garnier et Mathieu Deldicque (dir.), Ingres. L’artiste et ses princes, Paris, In Fine éditions d’art, 288 pages, 34 euros
« Ingres. L’artiste et ses princes », 3 juin - 1er octobre 2023, musée Condé, château de Chantilly, 60500 Chantilly.