« Il est difficile d’appréhender l’ensemble de [son] œuvre et de mesurer l’ampleur de son influence. […] Il a été tout à la fois le témoin et le créateur de son époque », écrit Larry Gagosian dans la préface à l’ouvrage qu’il publie pour marquer le centenaire de la naissance de Richard Avedon. La gageure a été finalement relevée par un livre de plus de 300 pages, sobrement intitulé Avedon 100 et prenant la forme d’une revue à la couverture souple. L’idée est plutôt pertinente : la notoriété et la gloire de Richard Avedon proviennent en grande part de ses quarante-cinq ans de (super)production pour les pages de mode des magazines Harper’s Bazaar (période Carmel Snow et Alexey Brodovitch), puis de Vogue (période Diana Vreeland et Alexander Liberman).
C’est pourtant son œuvre de portraitiste engagé qui lui permit d’être honoré à trois reprises par le Metropolitan Museum of Art, à New York : « Photographs 1947-1977 » en 1978, « Portraits » en 2002 et « Murals » en 2023 ! Y étaient exposés, entre autres, la suite des huit images dédiées à son propre père rongé par un cancer (également présentée dès 1974 au Museum of Modern Art de New York) ; les 73 portraits d’hommes politiques américains réalisés en 1976 pour le magazine Rolling Stone à l’occasion du bicentenaire de la déclaration d’Indépendance des États-Unis; la série In the American West effectuée de 1979 à 1985 à la demande du Amon Carter Museum, à Fort Worth (Texas), et qui a donné lieu à 125 portraits monumentaux représentatifs de la population de l’Ouest américain.
100 REGARDS
On les retrouve également au fil des pages de cet ouvrage dans lequel est inversé le rapport entre l’artiste et son modèle. Il a été ainsi demandé à 100 personnes de choisir et de commenter une seule photographie relative à leur relation ou leur expérience avec le maître… À le feuilleter, le résultat est pourtant très loin d’un simple album souvenir de luxe. En effet, soutenue par ce noir et blanc particulièrement acéré qui caractérise l’écriture photographique d’Avedon, y émerge une sensation tenace d’être face à quelque chose de magnifique et de tragique tout à la fois. Chaque personne représentée est presque physiquement enserrée par le cadre que lui a fixé le photographe et que renforce le bord noir du négatif laissé visible au tirage. Mais ce cadre est moins celui du photographe ou de la photographie que celui de la réalité américaine en elle-même. Et plus chacun et chacune à l’image semblent vouloir échapper ou fuir ce cadre qui leur a été assigné, plus celui-ci les retient et les remet en place, à leur place. Ce va-et-vient entre le champ et le hors-champ est chez Avedon véritablement bouleversant. C’est en cela que ses photographies nous sont indispensables : elles nous permettent de faire face à la tragédie d’une époque, de la déconstruire puis de la repenser de façon plus lucide et clairvoyante.
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Derek Blasberg, Larry Gagosian, Sarah Elizabeth Lewis et Jake Skeets, Avedon100, New York, Gagosian, 2023, 318 pages, 96 euros.