Chen Zhen : Double exil
Véritable plongée dans l’œuvre de Chen Zhen, avec ses schémas de pensée, constructions graphiques, plastiques, ou machiniques, cette rétrospective se visite à la façon d’un grand organisme. Le titre s’inspire d’une réflexion de l’artiste qui lui fait décrire ce qu’il nomme le double exil : « plus de racines, ni d’appartenance à la nouvelle culture ». Ces propos sont particulièrement sombres quand nous voulons voir avant tout chez Chen Zhen l’un de ceux qui, dans le champ de l’art, ont les premiers œuvré à une hybridation des cultures.
Visible depuis la rue, une lourde cloison couverte de grillage, avec un miroir en son centre, porte d’un côté des bouses de vaches et de l’autre des roses artificielles. Elle s’offre assez bien comme un point de basculement. C’est une proclamation qui moque les métaphores poétiques-politiques, dans un registre formel encore influencé par le post-minimalisme.
Marquée par les brûlures de l’histoire, tournée vers l’action et défendant l’idée d’un art qui puisse œuvrer sur le corps social, l’œuvre de Chen Zhen présente une parenté avec celle de Joseph Beuys. Mais, moins rigoriste, elle puise aussi dans le folklore, l’agit-prop, le carnavalesque… Crystal Landscape of Inner Body (2000) symbolise la conversion d’une expérience du corps à travers la maladie en une œuvre de lumière. Le parcours trouve son acmé dans la présentation de Purification Room (2000), reproduction d’un intérieur entièrement recouvert d’argile. Cette rétrospective contenue dans les murs d’une galerie est à la fois passionnante et exigeante par sa densité même.
Du 29 septembre 2023 au 6 janvier 2024, Galleria Continua, 87 rue du Temple, 75003 Paris
Niki de Saint Phalle : Tableaux éclatés
En 1993, deux ans après la disparition de Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle lui adresse une lettre et une exposition : « Tableaux éclatés ». Dans la lettre, elle parle notamment de cannibalisme, de communion et de l’impression de faire comme si leur collaboration continuait.
Ces tableaux en mouvement s’inspirent des premières Méta-Matics de Tinguely, mais leur effet de dispersion nous rappelle surtout Homage to New York, et à Étude pour la fin du monde, moments clés et explosifs d’une union sans pareil. Un des tableaux montre la statue de la Liberté, un autre, grand paysage ensoleillé, évoque le désert Mojave. Ailleurs, des danseurs qui s’éclatent aux côtés d’une Nana enceinte nous laissent dériver vers Fernand Léger (celui des ballets suédois) et Hon. À côté de cette balade à travers les mythes, leur histoire et celle de l’art, reste une place pour quelques cartes postales amoureuses. Cette façon de s’exposer tient du rituel, un rituel qui (grâce à l’œil électronique) n’attend que la présence d’un visiteur pour se rejouer.
Plutôt que la rotation ou que le mouvement perpétuel caractéristique de Tinguely, Niki de Saint Phalle a choisi ce principe d’éclatement et de reconstruction, reflet sans doute de sa vision propre. Mort et résurrection qui vaut pour l’art, la vie, l’un et l’autre.
Du 15 septembre au 28 octobre 2023, Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, 36 rue de Seine, 75006 Paris
Kyoko Idetsu
Peindre un tableau comme on note une phrase entendue, une réflexion, ou comme on prend une photo avec son portable. Les tableaux de Kyoko Idetsu sont, sauf rare exception, accompagnés d’un court texte qui explique la scène ou donne son origine. Ce sont des observations, des faits quotidiens, qu’elle traduit dans un style vrai-faux naïf, bouleversant souvent les lois de la perspective, jouant de procédés d’incrustation inspirés du cinéma ou de la photo. Cette conception plurale de l’espace élargit les possibilités narratives.
Elle peut, dans certains cas, cadrer un peu n’importe comment, comme s’il y avait quelque chose à attraper de toute urgence. C’est le cas en particulier dans un diptyque où un oiseau tente d’avaler un lézard sous des regards médusés. Elle peut aussi juxtaposer tête-bêche deux vues d’une même scène sous des angles distincts, ou encore répéter une image à l’intérieur d’une autre pour suggérer, outre la répétition, le passage du temps.
Laissant filer son imagination à partir d’une réflexion entendue, cela donne une grande composition avec une jeune femme, herculéenne et fragile, poussant une grosse pierre sur fond de scènes de soin (l’artiste travaille à temps partiel dans le milieu hospitalier). Une allégorie légère comme un souffle.
Du 22 septembre au 4 novembre 2023, Galerie Crèvecœur, 9 rue des Cascades, 75020 Paris
Nil Yalter : C’est un dur métier que l’exil
Partant d’une vidéo historique sans être inactuelle, La Femme sans tête ou la danse du ventre, et d’une autre plus datée, l’exposition de Nil Yalter réunit des compositions texte-photographies (et quelques vidéos) des années 1970 et 1980. Celles-ci éclairent les conditions des immigrés de Turquie et d’ailleurs, ainsi que celle des Turcs exploités dans leur pays d’origine. Il s’agit moins de dénoncer (quelques descriptions, citations de textes politiques ou de reportages s’en chargent) que de donner une visibilité à ces personnes rencontrées ou seulement aperçues. « C’est un dur métier que l’exil » est emprunté à Nâzim Hikmet, dont les vers rencontrent les textes descriptifs.
Croisant l’expérimental, le féminisme et la politique, les œuvres de Nil Yalter frappent par leur justesse et leur absence de formatage. Singularité de l’artiste, mais aussi reflet d’une époque où ce type d’expressions artistiques trouvait sa place très en retrait du marché de l’art. Les photos sont le plus souvent en noir et blanc avec quelques effets de solarisation, les textes écrits principalement au trace-lettres. Tel témoignage sur un camp d’exilés résonne étrangement avec certaines pérégrinations suburbaines de Robert Smithson. Quand elle filme une cité littéralement coupée du monde, c’est dans un esprit cinéma, voire cinéma d’avant-garde, façon de répondre à la télévision d’État et à son langage par le biais de l’art et de l’empathie.
Du 21 septembre au 28 octobre 2023, Galerie 1 Mira Madrid à l’Atlas, 4 Cour de l’Île Louviers, 75004 Paris