Le chef-d'œuvre de la sculptrice française Camille Claudel (1864-1943), La Valse, exposé dans différents tirages et dans des versions réalisées en divers matériaux à partir de 1893, montre deux corps si fluides que l'artiste Kiki Smith les décrit dans un essai du catalogue de l’exposition comme se déplaçant l'un vers l'autre tels des « algues ancrées sous l'eau ».
Cette œuvre a été exposée dans un musée américain pour la dernière fois en 2005, lors de l'exposition « Camille Claudel and Rodin : Fateful Encounter » au Detroit Institute of Arts. C’est l'une des pièces majeures présentées dans la rétrospective Camille Claudel à l'Art Institute of Chicago, dont le parti pris est de mettre en lumière une sculptrice visionnaire à part entière et remarquablement pragmatique, rompant ainsi avec le prisme de lecture habituel de l’influence du puissant sculpteur masculin.
Cet objectif est certes difficile à atteindre, Auguste Rodin ayant été le professeur, le collaborateur et l'amant de Camille Claudel avant son internement psychiatrique – de surcroît, il surpasse tous les sculpteurs de l'époque. « Rodin est incontournable », constate Emerson Bowyer, conservateur de la peinture et de la sculpture européenne au Art Institute of Chicago et co-commissaire de l'exposition avec Anne-Lise Desmas du Getty Museum de Los Angeles, où l'exposition voyagera ensuite. « Et peut-être avons-nous été un peu artificiels dans notre approche en essayant de l'exclure autant que possible », reconnaît-il, expliquant qu'il s'agit d'une « décision très concertée » pour contrebalancer les récits biographiques salaces (y compris le film réalisé en 1988 par Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani) qui éclipsent si souvent son travail.
Cette nouvelle exposition présente 55 œuvres de Camille Claudel, réunissant des pièces de grand format telle que L'Âge mûr (vers 1902), prêtée par le musée d'Orsay, à Paris ; quatre versions de La Valse (notamment le bronze d'Allioli récemment redécouvert) ; ou encore de minuscules figurines de femmes dans des scènes de la vie quotidienne, comme Les Causeuses. « Elles peuvent évoquer des objets d'art décoratif et sont très petites, mais elles sont très convaincantes sur le plan émotionnel », commente Anne-Lise Desmas. Certaines représentent des scènes devant une cheminée, avec des ampoules rouges pour évoquer les flammes – l'une d'entre elles est éclairée pour l'exposition de Chicago. Seules trois œuvres de Rodin figurent dans l’exposition, démontrant l'influence mutuelle des deux artistes.
L'exposition s'appuie sur les recherches récentes menées en France sur Camille Claudel, notamment la publication de ses catalogues raisonnés et de ses lettres. Les commissaires ne se sont pas contentés de solliciter les spécialistes habituels mais ont invité « une jeune génération de chercheurs à travailler avec [eux] sur le catalogue », explique Anne-Lise Desmas. « Nous étions à la recherche de points de vue et d'apports nouveaux », ajoute-t-elle. Le catalogue comprend un essai de Kiki Smith et une sélection de lettres, dont beaucoup sont publiées en anglais pour la première fois.
Ces lettres révèlent une artiste qui, bénéficiant d'un certain soutien critique mais avec des revenus sans aucune mesure avec ceux de ses homologues masculins, a fait des tentatives courageuses – et parfois désespérées – pour obtenir les ventes et les commandes nécessaires au financement de sculptures de grande envergure. Un échange avec un fonctionnaire français nommé Léon Bourgeois est particulièrement poignant, alors que Camille Claudel cherche à récupérer les 1 500 francs restants pour sa commande de L'Âge mûr. En plus d'une lettre d'imploration de sa part, le catalogue en publie une autre, signée cette fois de son père, fonctionnaire. Mais « l'écriture indique que c'est Camille qui a écrit la lettre », notent les éditeurs, démontrant les difficultés auxquelles elle a dû faire face pour survivre dans un milieu dominé par les hommes.
« Camille Claudel », Art Institute of Chicago, 7 octobre 2023-19 février 2024 ; Getty Center, Los Angeles, 2 avril-21 juillet 2024.