Henry Taylor peint sur tout ce qui lui passe entre les mains : des boîtes de céréales, des caisses, des meubles, des toiles tendues sur des châssis… Ses modèles sont souvent des proches, des personnes croisées dans sa vie de tous les jours ou bien des figures célèbres qu’il peint d’après photographie. Chez cet artiste né à Oxnard (Californie) en 1958, la peinture d’après observation occupe une place importante – il dit que cela lui prend moins de temps que de passer par les images. Mais il compose aussi des scènes imaginaires issues de rêves ou de visions intérieures. La touche vibrante de ses portraits, qui suggère puissamment la personnalité de ses modèles, rappelle parfois la peinture d’Alice Neel : une façon de peindre au fond des êtres. À quelques semaines de l’ouverture de son exposition « From Sugar To Shit », nous avons parlé à bâtons rompus de son temps à Paris et de sa façon de peindre.
PARIS
En juin et en juillet 2023, vous avez occupé un atelier dans le quartier de la Bastille. Avez-vous fait des découvertes ?
Y avez-vous pris des habitudes ?
Bastille, c’était sympa. L’emplacement de mon appartement et de l’atelier était formidable. Il y avait des restaurants en bas, une jolie petite cour, des chats familiers, des pigeons qui roucoulaient sur le rebord de ma fenêtre. C’était bien. Je suivais des cours de français deux fois par semaine. J’avais déjà des amis à Paris et je connaissais des gens sur place. Je fréquentais souvent les mêmes restaurants et, quelquefois, je m’aventurais un peu plus loin.
La première semaine, quelqu’un m’a reconnu et on s’est revu. Je l’avais croisé quand j’étais avec William Kentridge chez un imprimeur pendant mon précédent séjour. Je suis allé au concert des Who et à celui de Kendrick Lamar. Kendrick était venu à mon atelier quelques mois plus tôt – c’était la première fois que je le rencontrais.
J’ai beaucoup travaillé, je m’y sentais obligé. Il y avait tellement de toiles blanches dans l’atelier… Cette fois, je me suis vraiment concentré.
Parmi les musées que vous avez visités, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
Je suis allé au musée Picasso. J’ai visité les expositions « Basquiat × Warhol. À quatre mains » à la Fondation Louis-Vuitton et « Manet/Degas » au musée d’Orsay. Et j’ai toujours envie de retourner voir Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, juste eux.
J’aime revenir au musée d’Orsay. Les musées ne changent pas. C’est comme la maison de votre grand-mère. En classe de 5e, j’ai eu une professeure d’anglais, Teresa Escareno, qui a été très importante pour moi. J’ai d’ailleurs un de ses autoportraits que sa fille m’a offert [Taylor nous le montre, accroché au mur de son atelier]. Eh bien, au musée d’Orsay, je pense à elle. Je l’ai rencontrée quand j’étais en 6e, parce que son mari était entraîneur. J’étais là, seul, à tirer des paniers. À la rentrée, elle s’est trouvée être ma professeure. Elle était également peintre et allait souvent au Mexique d’où son mari était originaire. Elle m’a offert ma première initiation à la peinture, à Paul Cézanne et Édouard Vuillard, à l’impressionnisme et au postimpressionnisme. Quand j’allais la voir chez elle, c’était avec l’équipe de basket, et nous parlions de peinture en aparté. Ça a été ma première rencontre avec Pierre Bonnard.
Après dix années passées à travailler au Camarillo State Mental Hospital, en Californie, qu’est-ce qui vous a conduit à changer de vie et à entrer à CalArts, où vous avez obtenu votre BFA (Bachelor of Fine Arts) en 1995 ?
Ma mère me disait toujours : fais de ton mieux. Mes frères étaient des athlètes. Je n’ai jamais pensé à l’art comme à une carrière possible. On me disait que je ne gagnerais jamais d’argent. J’ai été infirmier pendant dix ans. La peinture était quelque chose que j’avais mis en veille. Et puis un de mes professeurs, James Jarvaise, qui d’ailleurs était français (et qui mettait des drapeaux français dans ses peintures ! ), m’a dit d’envoyer un dossier à CalArts. Ce que j’ai fait…
L’ EXPOSITION
Que voulez-vous dire par le titre de l’exposition : « From Sugar to Shit » ?
Je voulais invoquer ma mère dans l’exposition, pas seulement sous la forme d’une peinture, mais sous la forme de mots. Et elle utilisait souvent cette expression. Ensuite, j’ai pensé à un autre titre, mais je suis revenu à From Sugar To Shit : l’idée est que les situations changent et qu’elles empirent. Il y a des choses sucrées qui deviennent amères. Ce n’est pas très optimiste. J’essaye d’être une personne pleine d’espoir, mais c’est ce que je traverse actuellement. Le monde va mal. J’ai des hauts et des bas. Pour mon diplôme, à l’université de CalArts, j’ai utilisé des mots de mon père qui disait des phrases comme « Viens me voir, c’est peut-être la dernière fois ». Je me demandais ce qu’il voulait dire. Et il est mort juste après. Ma mère disait des choses qu’on ne veut même pas répéter. Mais elles restent en nous. Ce n’est pas que je veuille être vague ou confus, je veux faire réfléchir les gens. Nous savons tous que les choses vont du bien au mal, « from sugar to shit » [du sucre à la merde]. Cela parle des hauts et des bas et de la façon dont les choses changent.
Qu’avez-vous peint à Paris ?
Il y avait tellement de toiles blanches que j’ai dû évaluer la situation. S’il y avait eu des clubs de golf, je serais peut-être allé jouer au golf. Mais les toiles étaient là, et je me sentais obligé d’en faire quelque chose. Je fais toujours des œuvres lorsque je voyage, mais jamais pour une exposition. Cette fois, je me suis senti vraiment bien les trois quarts du temps parce que j’étais en train de peindre.
J’aurais pu faire six ou sept grands tableaux et quelques petits. Certains représentaient des gens que j’avais rencontrés à Paris, comme cette fille du Gabon. Mon ami Harifa a invité quelques personnes un soir, et je les ai peintes.
Diriez-vous que c’est une exposition parisienne ?
Pas vraiment, mais il y a toujours des choses qui vous dépassent. Vous voyez ce que je veux dire ? On pense à l’endroit où l’on se trouve, mais on ne peut pas tout intégrer dans la peinture. J’ai fait une visite de Paris pendant une heure ou deux. Le guide a parlé de Joséphine Baker, du Panthéon où elle est entrée, du fait qu’elle est tellement vénérée. Alors je l’ai peinte. C’est la deuxième fois qu’elle apparaît dans mon travail. La première, c’était pour l’exposition que j’ai faite chez Cardenas Bellanger, à Paris, en 2007. C’était le centième anniversaire des Demoiselles d’Avignon. Carlos m’avait dit : « Pourquoi ne peindrais-tu pas sur une caisse ? » J’étais excité comme un enfant ! Et j’ai ajouté Joséphine Baker parmi les personnages de Picasso. Pourquoi ? Je l’ignore.
Cette fois, j’ai consciemment peint un tableau dans lequel on la voit, avec, sur le côté, une photographie de Léopold Sédar Senghor et le Louvre derrière elle. Et le Louvre est devenu le British Museum, parce que je lisais un journal qui parlait de Londres. Mais à l’heure où nous parlons, l’œuvre n’est pas finie. Je travaille toujours sur sept ou huit peintures à la fois. Parfois, mes tableaux sont comme des notes. Plus que toute chose, la peinture est une sorte d’énergie, comme dans le sport, on va au stade au lieu de jouer dans la rue. C’est comme un match des All Star. On joue avec ses pairs, avec ses héros, on est là. C’est comme être un alumni, on veut être un membre d’une communauté et on se dit « moi aussi, je suis un peintre ».
Dans l’exposition, il y a également un autoportrait dans lequel vous portez une marinière qui pourrait rappeler celle que portait Picasso…
Mon anniversaire avait lieu pendant mon séjour à Paris. Et ma fille m’a envoyé un gâteau, le plus beau que j’aie jamais reçu. Alors j’ai pensé au peintre Wayne Thiebaud et à tous les gâteaux qu’il a peints. Je me suis dit que je ne pouvais pas le couper, que j’allais le regarder. Derrière, il y a le portrait de ma fille que j’ai peint ici. C’est donc moi, le jour de mon anniversaire. Cette pose vient peut-être aussi de tableaux que j’ai regardés. C’est une image de solitude. Et ces mots derrière, sur le mur, sont de Paul Gauguin. Je crois que c’est de l’argot tahitien qui signifie « je m’en fous ».
Vous peignez souvent des personnes qui vous sont proches –il y a par exemple votre fille en robe rouge, avec un chat blanc derrière elle –, mais aussi d’autres que vous ne connaissez pas. Est-ce que cela fait une grande différence de connaître son modèle ?
D’abord, il faut utiliser les talents que l’on a. Il faut peindre. Il y a une part de moi qui essaye simplement d’exécuter… Je suis en train de regarder des tableaux pour vous répondre…
Oui, c’est un peu pareil. Un de mes frères est barbier, alors je pense à des têtes dans un salon de barbier, et il faut faire une jolie coupe. Parfois on essaye une nouvelle technique, mais on risque de se perdre. On peint simplement des corps. Probablement comme un chirurgien. Parfois c’est différent par la touche ou à cause du modèle – on veut apaiser, on ne veut pas les effrayer, mais on veut se faire soi-même en même temps.
D’où vient cette femme que l’on voit dans une toile de l’exposition, couchée sur un lit d’hôpital ?
Elle vient d’un rêve. J’ai rêvé d’elle il y a vingt ans. Elle était comme l’une de mes cousines qui est venue me voir dans un rêve. Je n’avais jamais peint cette toile, mais j’y avais beaucoup pensé. J’y ai pensé pendant vingt ans. Et puis j’ai simplement peint son corps. Elle était diabétique et avait perdu une jambe. Dans le rêve, elle me disait : « Dis la vérité ». Même à Paris, je sentais sa présence. Je la considère comme un ange.
SCULPTURE
Récemment, vous avez intégré la sculpture à votre pratique. L’exposition que vous a consacré le MOCA (Museum of Contemporary Art), à Los Angeles, en présentait un certain nombre. Est-ce que vous réalisez vos sculptures comme vous peignez, en réunissant des personnes autour de vous, en assemblant des objets que vous croisez sur votre chemin ?
Il y a parfois une part de hasard, même dans les portraits. Il y a une forme de spontanéité : je ne prévois pas tout. Je vois quelqu’un, je lui demande de poser et j’attrape mes pinceaux. De la même façon, j’attrape des matériaux qui me plaisent, qui résonnent avec mes préoccupations et plus tard j’en fais quelque chose. Cela prend du temps. J’ai parfois besoin d’aide. La sculpture est une activité nouvelle pour moi. C’est comme le petit déjeuner : un jour, on avale des céréales, une autre fois, on fait des pancakes et on s’offre du temps, mais, pour cela, il faut attendre le dimanche !
Comment vous vient l’idée d’une sculpture comme One Tree Per Family (2023) ?
J’étais dans mon atelier. Je pensais à mon frère Randy, qui faisait partie d’un mouvement auprès duquel il m’a introduit. Il allait à des réunions des Black Panther [il a été membre fondateur du Ventura County Chapter des Black Panther]. Quand on pense à ce mouvement, on pense à des objets emblématiques comme la veste en cuir que portaient ses militants . Les cheveux font référence aux mouvements contestataires des années 1960. C’est ma façon de rendre hommage à mon frère et à tous ces gens. C’est moi qui réagis et qui suis un peu nostalgique, mais je considère égale-ment ce qui s’est passé récemment, le mouvement Black Lives Matter. Nous ne sommes pas agressifs, nous jouons en défense. Il n’est pas nécessaire que ce soit littéral. Il y a aussi un sentiment de fierté. Mon frère est quelqu’un que j’admire encore aujourd’hui. Il est toujours passionné et sincère.
C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Bob Dylan, que je l’ai entendu chanter une chanson sur le militant George Jackson, que son petit frère a essayé de faire sortir de prison et qui a rendu Angela Davis célèbre. Parfois, je raconte des histoires parce qu’on n’en peut plus. C’est comme lorsque les Who chantent « We’re Not Gonna Take It » ! D’autres fois, c’est juste une question de couleurs. On peut simplement regarder par la fenêtre et avoir envie de peindre le paysage comme Edgar Degas. Je n’essaye pas de faire de la politique, mais cette merde existe.
L’ATELIER
Est-ce que vous peignez toujours dans votre atelier ?
Non. Je suis allé à Gorée, dans la résidence pour artistes de Kehinde Wiley : Black Rock Senegal. J’ai demandé à rester une semaine de plus. Et je peignais toujours vingt minutes avant le départ de la chaloupe. J’ai essayé de peindre tous ceux qui travaillaient là. Pour mon exposition à New York en 2019, j’ai peint une douzaine de toiles : Zadie Smith, Rashid Johnson, Derek Adams, ma fille… J’allais à mes vernissages avec de la peinture dans une boîte d’œufs. J’ai été en Colombie et j’ai peint quelqu’un dans la rue… J’ai peint des gens dans la rue… J’aimerais peindre dans les musées, mais c’est un peu embarrassant. Je peins partout…
Les voyages sont-ils importants pour vous ?
Oui, c’est important.. D’ailleurs, j’essaye d’organiser un voyage au Burkina Faso, mais on dit que la situation y est assez tendue à l’heure actuelle, alors j’irai peut-être en Égypte, où je ne suis jamais allé. Je pense que c’est pour moi le moment d’y aller. Dans mon atelier à Paris, j’ai laissé deux toiles avec des pyramides. Je pensais à Philip Guston. Je prends des choses dans chaque lieu. Et parfois, il faut revenir vérifier ses notes…
Vous écrivez ?
J’essaye… j’ai des notes partout.
Comment savez-vous quand vous arrêter ?
Il faut regarder pendant un moment. Parfois, on ne sait pas à quel point les choses sont belles. C’est comme un tableau de Mark Rothko, mais ce n’est en réalité qu’un coucher de soleil sur l’eau : l’horizon et l’océan. Pourquoi est-ce si beau et tellement minimal ? Parfois, on voit ça tous les jours et on ne regarde plus vraiment. Parfois, moins, c’est plus.
Le succès que vous avez aujourd’hui a-t-il changé votre vie ?
La plupart du temps, je n’y pense pas. J’ai une enfant de 3 ans. Je pense à la vie de mes enfants. Ce qui change, c’est que je veux seulement passer plus de temps dans mon atelier. On se demande pourquoi il y a des artistes qui vont à Marfa, ou dans le désert, comme Noah Purifoy. J’essaye juste de peindre davantage.
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« Henry Taylor. From Sugar to Shit », 14 octobre 2023-7 janvier 2024, Hauser & Wirth, 26, bis rue François-Ier, 75008 Paris.