Considéré comme l’un des artistes américains les plus importants de sa génération, celle innovante des décennies 1980 et 1990, Mike Kelley (1954-2012) a profondément modifié le regard que l’on pouvait avoir sur l’œuvre d’art. Celle-ci est désormais totalement désacralisée après le puritanisme minimaliste et la dématérialisation conceptuelle. L’influence de cet artiste inclassable, multidisciplinaire et boulimique est encore grande aujourd’hui auprès des générations plus jeunes. En cassant délibérément les codes de la bien-pensance occidentale, Kelley a abordé bon nombre de thèmes souvent refoulés par les artistes auparavant, comme la religion, la famille, le genre identitaire, la sexualité, l’animalité, la mascarade, les comics américains...
Adepte de la performance et de rituels divers, entre comédie musicale et œuvre d’art totale – ce dont témoigne les près de trois heures de projection de la vidéo Day is Done (La journée est finie) –, il instaure un protocole d’exposition-installation autour de ses performances. Il élabore des mises en scène décalées et instables, brouillant l’approche en mêlant mobilier, projections vidéo, objets-sculptures, peintures, dessins, photographies, écritures, sans oublier la musique, bouleversant ainsi les codes des expositions bien ordonnées des avant-gardes précédentes. Ses installations constituent des spectacles à elles seules, comme Kandors Full Set, la ville de Superman et ses architectures utopiques qui prennent ici une tout autre dimension, où la fascination le dispute à la science-fiction. Poussant la démonstration jusqu’à l’absurde, il prouve néanmoins avec son installation Monkey Island (L’île aux singes) que les dispositifs symétriques ne lui apparaissent pas rébarbatifs, si ce n’est qu’il s’agit là de « géométries souterraines », probablement inspirées par les fantômes qui parcourent une bonne partie de son œuvre. C’est sa façon d’imposer et de transformer ses fictions échevelées en une réalité sur laquelle se fracasse l’utopie d’un monde en progrès. Si son œuvre s’avère aussi provocatrice, en jouant du kitsch et du gore, c’est qu’elle annonce ou anticipe une civilisation occidentale qui peut paraître à bout de souffle. C’est ce miroir à peine déformant qu’il nous renvoie comme un boomerang, celle d’une ère où les repères se perdent et où la parodie prend le dessus.
Au-delà de son aspect provocateur, de son apparente superficialité et de son esthétique de pop du pauvre, Mike Kelley s’est toujours nourri de références considérées comme sous-culturelles, mais probablement majoritaires dans la population. Ce sont ces éléments d’apparence mineure, ces failles ou ces coups de boutoir dans la culture dominante, auxquels il octroie le statut d’œuvre d’art. Tout comme il n’a cessé de s’interroger sur le rôle, la figure et l’image de l’artiste qu’il a fait redescendre de son piédestal quelque peu romantique. De fait, l’Américain n’a cessé de s’intéresser à la façon dont la subjectivité individuelle est façonnée par les structures, parfois inconscientes, de pouvoir familiales, culturelles, sociales et institutionnelles de la société américaine ancrée dans le « capitalisme postmoderne ».
L’exposition parisienne constitue la première étape d’une tournée européenne passant ensuite par Londres, Düsseldorf et Stockholm.
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« Mike Kelley. Ghost and Spirit », jusqu’au 19 février 2024, Bourse de Commerce - Pinault Collection, 2 rue de Viarmes, 75001 Paris.