N’en déplaise aux climatosceptiques, les phénomènes météorologiques extrêmes sont l’une des conséquences du dérèglement climatique, et leurs effets sont dramatiques. En témoigne la tempête Alex qui, dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, a causé, au cœur de la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, des crues meurtrières et dévastatrices emportant tout sur leur passage : routes, ponts, maisons, habitants. Financé par l’Union européenne, Interreg ALCOTRA, un programme de coopération transfrontalière pour le territoire alpin entre la France et l’Italie, s’est notamment fixé pour objectif de « répondre aux défis environnementaux », y compris par le biais de contributions artistiques. Dans ce cadre est né le projet Perspectives/Prospettive1, porté par trois institutions sises de part et d’autre de la frontière – la Villa Arson à Nice, la Fondation Sandretto Re Rebaudengo à Turin et l’office de tourisme Langhe Monferrato Roero à Alba –, et destiné à « promouvoir la protection et l’utilisation consciente du territoire à travers l’art contemporain, dans le respect de l’environnement ».
LE CHAOS APRÈS LA TEMPÊTE
L’an passé, deux pièces ont ainsi été installées côté italien : une sculpture du Français Jean-Marie Appriou et une fresque à quatre mains conçue par l’Allemande Hito Steyerl et le Britannique Liam Gillick. Côté français, cinq œuvres, dont la réalisation a été coordonnée par Sylvain Lizon, le directeur de la Villa Arson, ont été dévoilées à l’été 2023. Les artistes ont été sélectionnés par le commissaire transalpin Gino Gianuizzi, cofondateur de la galerie Neon, à Bologne. Il s’agit de l’Allemande Dörte Meyer, du duo franco-italien Valentina Miorandi et Sandrine Nicoletta, alias Drifters, de la Française Stéphanie Nava, et des tandems italiens Giulia Fiocca et Lorenzo Romito du collectif Stalker, ainsi que Massimo Carozzi et Anna de Manincor du collectif ZimmerFrei. Gino Gianuizzi a choisi ces personnalités « parce [qu’il connaît] leur approche et leur capacité à travailler en relation avec le territoire et les gens. Dans ces circonstances, il est important d’avoir une certaine humilité, d’être proche des personnes qui vivent et expérimentent le lieu, et le rôle des artistes ne peut être que de traduire, d’amplifier ce qui émerge du contexte local. » Près de trois ans après la tempête, la vallée rude et enclavée porte encore de nombreux stigmates du drame ; on peut notamment en distinguer sur la route D6204 qui suit peu ou prou les méandres du fleuve Roya. C’est précisément le long de cette voie que sont disséminées les différentes propositions artistiques. Au sens propre d’abord, avec Dörte Meyer qui, à l’instar d’un Petit Poucet « survitaminé », a « dispersé » dans le lit du fleuve, non pas des petits cailloux blancs, mais d’imposants rochers plats sur lesquels elle a gravé des pictogrammes. Ces derniers sont inspirés à la fois des gravures rupestres préhistoriques admirées non loin, sur le mont Bégo, dans la vallée des Merveilles, et des formes élémentaires des panneaux de signalisation, le tout mixé par une intelligence artificielle générative. Ses « pétroglyphes » contemporains font dialoguer de manière originale passé et présent. Ainsi, dans les gorges de Paganin sont incrustés dans une pierre aux reflets pourpres deux insolites palmiers géants – clins d’œil à la ville de Nice –, dont l’un arbore un tronc brisé, tragique « logo de la tempête ».
Au pied du tunnel Nord de Saorge, dans les gorges de Nocé, on entre de plain-pied, avec l’œuvre de Stéphanie Nava (Lettres tombées à Nocé), dans un paysage encore bouleversé. Sur les restes d’un mur courbe, lequel, il y a peu, soutenait une route, l’artiste a inscrit en lettres monumentales (identiques à celles fixées jadis à même la paroi en l’honneur de cette voie ouverte entre Turin et Nice par Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie, puis détruites à la Révolution) : Nunc Sumus in Rutuba (« Maintenant, nous sommes dans la Roya »). Dans cette phrase de bienvenue sourd a contrario un cri d’alarme lorsque l’on connaît l’autre sens du toponyme latin Rutuba, signifiant « confusion » ou « chaos ».
Le chaos, justement, est cruellement tangible à Saint-Dalmas-de-Tende. Au bord du torrent de Bieugne gît une maison ou, plus exactement, une demi-maison, l’autre moitié ayant été emportée par les flots déchaînés ; de même, les tombes et cénotaphes d’une importante partie du cimetière. Les deux fondateurs du collectif ZimmerFrei ont réalisé une promenade sonore d’environ soixante-dix minutes, intitulée Pour les archéologues à venir, dans laquelle les habitants de ce village meurtri s’expriment. « Ce processus mémoriel et de narration collective est autant une manière d’exorciser la catastrophe qu’une prise de conscience des possibilités futures », estime Gino Gianuizzi.
LE CHANGEMENT CLIMATIQUE EN QUESTION
En dessous du village de Libre qui domine une crête, il faut s’armer de patience pour distinguer le bon sentier – celui au droit du panneau Fanghetto-Airole –, lequel plonge à pic dans une vallée jusqu’au hameau en ruine de Cabo, ancienne colonie sarrasine. Là-bas, avec son projet Roya, Eur(h)ope, le duo Stalker a activé une fiction à partir d’un morceau de stèle romaine exhumé par la tempête… L’intervention, qui consiste en outre en une série de fragments de terre cuite recouverts d’inscriptions, porte en réalité sur la question de la frontière et des chemins par lesquels ont déambulé, au fil des siècles, populations locales, pèlerins et marchands – les mêmes sur lesquels se déplacent aujourd’hui les migrants débarquant d’Italie pour tenter de rejoindre le nord de l’Europe.
« Les interventions des artistes sont toutes liées au passage de la tempête Alex et, par conséquent (une conséquence qui est une cause), à la question plus générale du changement climatique. Et toutes les œuvres naissent d’un long processus de médiation et de confrontation avec les acteurs locaux, qui sont des coprotagonistes directs, souligne Gino Gianuizzi. En revanche, dans aucune de ces interventions, il n’y a une approche didactique ; ce n’est pas le rôle de l’art et des artistes. Mais toutes sont profondément informées, conscientes et impliquées dans les enjeux du changement climatique, des ravages provoqués par l’inondation de la Roya, des morts et des conséquences sur l’économie locale et sur l’organisation même de la vie de ceux qui vivent dans cette région.»
À Saint-Dalmas-de-Tende, dans l’ancien prieuré transformé en hôtel-restaurant, le duo Drifters propose une « sculpture alimentaire » évoquant la fonte des glaciers. Le Glacier royal – sous-titré Melt Chocolate Not The Planet (« Faites fondre le chocolat, pas la planète ») – est un projet participatif élaboré avec l’Association pour la réadaptation et l’épanouissement des handicapés, qui gère le lieu, et le maître-chocolatier de l’enseigne turinoise Mara dei Boschi. Mode d’emploi : « Allumez la bougie comestible en cire biologique au sommet du Glacier royal. Pendant que le glacier en chocolat fond, pensez à nos glaciers millénaires, etc.» Tout est dit, ou presque. Si cela ne suffit pas, ledit dessert s’accompagne d’un manifeste que les deux artistes ont rédigé avec les habitants et le climatologue italien Luca Mercalli. Ce texte intitulé Anthologie des 29 pratiques responsables à partager et à mettre en œuvre immédiatement interroge la responsabilité de chacun face au dérèglement climatique. La 24e pratique est on ne peut plus claire : Non c’è piu tempo! Facciamo presto per fermera la febbre del clima (« Plus de temps à perdre! Faisons vite pour arrêter la fièvre du climat »). Dont acte!
Pour préparer sa visite, dépliant du parcours, cartels et QR codes de la promenade sonore sont à télécharger sur le site Internet de la Villa Arson.