Quel a été votre premier choc esthétique ?
Je dirais que c’est lorsque mon père m’a emmené voir la rétrospective Diane Arbus, à l’âge de 10 ans, au Museum of Modern Art, à New York. Voir ces photos a créé en moi un effet incroyablement puissant : découvrir comment la photographie pouvait fonctionner à ce niveau d’intimité, être face à une telle vision sur le mur – bien que j’aie moi-même commencé à prendre des photos bien plus tard. Aujourd’hui encore, lorsque je visite une exposition de Diane Arbus, je la vois à travers les yeux d’un enfant. Mon père était psychanalyste. L’une des raisons pour lesquelles il voulait se rendre à cette exposition était qu’il y avait une urgence psychologique dans ces photos. C’est aussi mon point de vue. Ceci explique pourquoi je suis toujours attiré par le travail de Diane Arbus. Nous avons tous des manières différentes de prendre des photos, mais il y a des points communs en termes de désir de voir des choses qui sont éloignées de nous et mystérieuses.
L’inconscient, ce qui se passe sous la surface des choses, a-t-il à voir avec l’atmosphère onirique, presque fantastique, parfois inquiétante et souvent mélancolique de vos images ?
Absolument. Certains aspects psychologiques de mon travail sont assurément très influencés par mon père. Son bureau se trouvait au sous-sol de notre maison. Il y avait un lien entre ce lieu et quelque chose de caché sous la surface des choses – en l’occurrence le sol – qui provoquait un sentiment d’étrange, d’inattendu ou même la peur. Je pense que toutes les photos que j’ai faites, d’une manière ou d’une autre, sont un moyen de créer un lien entre la vie ordinaire et un certain sens du mystère.
Vous avez étudié la photographie au début des années 1980 à SUNY Purchase, à New York, puis à la Yale School of Art, où vous enseignez la photographie. Pourquoi celle-ci est-elle devenue votre médium de prédilection ?
L’une des principales raisons pour lesquelles j’ai été attiré par la photographie est que je comprenais ce médium davantage que toute autre forme narrative. Je suis dyslexique, j’ai rencontré des difficultés lors de mes études pour apprendre à lire et à écrire. Lorsque j’ai suivi ma première classe photo et que ma première image est apparue dans la chambre noire, j’ai immédiatement compris ce langage. J’ai su que c’était le médium que j’aimais. La photographie a vraiment un sens pour moi, elle fait écho à la manière dont je vois le monde. J’aime sa relation avec la vérité et l’objectivité, avec l’enregistrement du monde, avec la façon dont nous nous percevons. La photographie reflète tous les aspects de notre culture. C’est un média démocratique. J’ai toujours aimé la photographie qui a un rapport avec la narration, le récit. Elle est évidemment différente des autres formes. Elle est plus condensée. C’est un point d’interrogation. J’ai exploré la photographie, mais je m’intéressais aussi beaucoup à la théorie du cinéma. J’ai donc eu très tôt le désir de relier ces deux médias. Si vous regardez mes premières photos, en particulier celles que j’ai faites lorsque j’étais étudiant à Yale, elles étaient très impliquées dans une relation avec l’image en mouvement, entre la photographie et le cinéma.
En effet, vos photographies s’apparentent à des scènes de films. La fiction est un élément structurant de vos images au même titre que leur mystère. Votre univers n’est pas sans évoquer la série télévisée culte « Twin Peaks » de David Lynch, ses films « Blue Velvet » et « Mulholland Drive ». On pense notamment à votre série « Twilight » (1998-2002). Ou encore aux peintures d’Edward Hopper... Des artistes qui, eux aussi, créent des atmosphères extraordinaires, surréelles, à partir de situations ordinaires, en jouant sur la lumière et les contrastes. Revendiquez-vous ces références ?
Tout à fait. Les artistes absorbent les influences de ceux qui les ont précédés et les intériorisent pour ensuite essayer de les réinventer d’une manière ou d’une autre. Mes images sont incontestablement influencées par les peintures d’Edward Hopper, comme vous l’avez mentionné, en termes d’utilisation de la lumière et d’exploration de la culture vernaculaire américaine. Walker Evans a également exercé une grande influence sur mon œuvre pour son travail sur l’iconographie américaine. Des films ont joué un rôle central, par exemple ceux d’Alfred Hitchcock. Vous avez cité Blue Velvet de David Lynch : lorsque je l’ai vu pour la première fois, alors que j’étais étudiant à Yale, cela a véritablement changé ma vision du monde. Rencontres du troisième type de Steven Spielberg a été tout aussi important. Mais également beaucoup de photographes des années 1970 comme Stephen Shore, Robert Adams... Et bien sûr, les photos de l’emblématique série Untitled Film Stills [1977-1980] de Cindy Sherman sont au cœur de mon travail. Vous n’y pensez pas lorsque vous prenez des photos, mais ces images sont toutes là, elles hantent votre imagination. Vous êtes inconsciemment lié aux photos qui vous ont façonné. Et c’est ainsi que tout fonctionne : vous les modifiez, vous vous les appropriez, puis d’autres artistes font de même. C’est une histoire sans fin.
Entouré d’assistants, de techniciens, vous créez des décors complexes, une lumière, une atmosphère dans un cadre préexistant avec des acteurs, parfois célèbres. Ces prises de vue sont suivies d’un long travail de postproduction. Quel est plus précisément le processus de création d’une image ?
En fait, tout commence toujours par moi, seul. Je tourne généralement en rond dans ma voiture à la recherche d’endroits qui se prêtent le mieux à la réalisation d’une de mes images. Cela fait vingt-cinq ans que je gravite autour des mêmes villes. Ce processus dure souvent des mois. Je commence à assembler différentes images dans mon esprit. Grâce aux repérages, j’essaie de penser à ce qui se passe dans cette image. Puis, une fois que tout cela est réglé dans ma tête, j’emmène ma partenaire, Juliane [Hiam], voir ce qui se passe. Nous restons debout et nous regardons. Comme elle est écrivaine, elle prend des notes, et nous rédigeons une description d’une page, à la manière d’un scénario. Elle décrit simplement ce qui se trouve devant l’objectif. C’est le point de départ. Ensuite, nous nous rendons sur place avec Rick Sands, mon directeur de la photographie qui travaille en étroite collaboration avec moi, et nous commençons à parler des éclairages. Lorsque nous entrons enfin en production, cela prend des semaines. C’est à ce moment que toute l’équipe œuvre pour donner vie à ces images et que la prise de vue ressemble à un plateau de cinéma. Il y a beaucoup de logistique : apporter un générateur, une grue, des éclairages, disposer les éléments dans les rues dégagées au préalable... C’est une véritable mise en scène. Nous restons généralement un jour ou deux sur chaque site. Mais une fois que l’appareil photo est positionné, nous ne le déplaçons jamais. Nous changeons uniquement la mise au point, les éclairages, nous diffusons un brouillard artificiel... Nous réalisons une vingtaine d’images en une seule production. Ensuite, il y a tout le processus de postproduction qui prend lui aussi des mois. Nous composons l’image en assemblant différents éléments. Chaque image est constituée de quatre à cinq segments individuels, voire davantage. Nous utilisons Photoshop, mais n’ajoutons rien. Au contraire, j’enlève ce qui me semble inutile, une ombre par exemple. Nous cherchons à ce que chaque élément soit à sa place. L’ensemble du processus prend environ un an.
Quel appareil photo utilisez-vous ?
J’avais l’habitude d’utiliser une chambre grand format 8 × 10 jusqu’à ma série Beneath the Roses. Aujourd’hui, je me sers d’un appareil photo numérique haut de gamme de la marque PhaseOne. La principale différence, qui est une amélioration, est que nous pouvons voir l’image lorsque nous sommes sur le plateau. Il n’est plus nécessaire de développer les pellicules et d’imprimer. Nous voyons directement le résultat sur l’écran, ce qui est très important compte tenu du type de lumière que nous utilisons.
Vos images dégagent une étrange théâtralité, pour ne pas dire une étrangeté théâtrale. Les protagonistes semblent souvent dans un état d’attente, dans une expression de vide. Votre objectif est-il de créer un sentiment d’émerveillement ou d’inquiétude chez le spectateur ?
Je veux que mes images donnent l’impression de faire partie d’une œuvre, qu’elles soient cohérentes de l’une à l’autre. J’utilise la couleur, la lumière et l’atmosphère pour concevoir un monde complet. Je n’emploie pas les artifices pour eux-mêmes, mais comme moyens de créer du sens. La photographie est limitée en termes de narration, c’est pourquoi j’utilise la lumière comme un code narratif pour raconter une histoire.
Sous une apparente simplicité, la composition de vos photographies est extrêmement minutieuse. Considérez-vous que votre travail s’apparente à la composition d’un tableau ?
La photographie peut ressembler à ce que ferait un peintre ou un cinéaste, mais c’est différent, car on travaille avec des moyens photographiques. Je suis toujours inspiré par la façon dont je peux raconter une histoire à travers la forme. Par rapport à la peinture, c’est une équation légèrement distincte. Vous traitez du monde réel, des limites de la réalité en un sens.
Vous réalisez des images depuis des années dans de petites villes de Nouvelle-Angleterre. Votre travail dépeint une Amérique marginale, rurale, de la classe moyenne, loin de la glorieuse vitrine du rêve américain. Intemporelle aussi. Montrer l’envers du décor s’inscrit-il dans une démarche humaniste, voire politique ?
C’est le paysage qui m’attire, c’est le monde que je veux photographier. Je pense que toutes les photos ont une signification politique, mais ce n’est pas la première chose à laquelle je songe. J’essaie de faire la photo la plus puissante possible en termes de forme, de lumière, d’atmosphère, de narration... Mais j’espère en effet que mes photos ont une plus grande pertinence et qu’elles peuvent exprimer une certaine signification sur le moment que nous vivons actuellement. Il y a des significations politiques dans l’image, mais je ne veux jamais que celle-ci soit didactique. Les spectateurs doivent lui apporter leur propre histoire.
Votre dernière série, intitulée « Eveningside », est exposée à la galerie Templon, à Paris. Comment l’avez-vous conçue ?
Je voulais vraiment faire des photos sérieuses en noir et blanc. J’ai toujours aimé l’histoire de la photographie en noir et blanc et les films noirs. J’avais déjà travaillé ce mode par le passé, mais c’était la première fois que j’avais à ma disposition une équipe de tournage avec des éclairages. C’était un grand défi. J’étais également très intéressé par l’utilisation des vitrines de magasin comme des sortes de scènes. Beaucoup d’images sont centrées sur des commerces marginaux. Je voulais plus de réalisme dans les images, qu’elles soient plus ancrées dans la vie de tous les jours. J’espère que cela les rend encore plus mystérieuses.
Vos photographies ont été présentées à La Mécanique générale, dans le cadre des Rencontres d’Arles 2023. Outre « Fireflies » (1996), la trilogie « Cathedral of the Pines », « An Eclipse of Moths » et « Eveningside », conçue entre 2012 et 2022, a été montrée pour la première fois en France. Quel est le lien entre ces trois séries ?
Elles ont été réalisées au cours des dix dernières années, c’est pourquoi elles sont liées, je pense. Cathedral of the Pines a été créée essentiellement dans les bois, avec des intérieurs dans des cabanes isolées. D’une certaine manière, cette série renoue avec la nature, les photos sont plus intimes, plus proches. Les images d’An Eclipse of Moths, en réponse, concernent davantage la périphérie des villes, elles sont plus larges, les personnages sont plus petits, avec principalement des scènes de rue. Eveningside fait ressortir ces deux aspects. Les images sont plus proches, plus vides, et en noir et blanc. Des éléments relient toutes ces images, comme la solitude, l’intimité et la recherche d’une certaine forme de sens, je suppose.
Vous avez montré une prédilection pour les grands formats, avec des détails très précis. Qu’est-ce que la monumentalité apporte à vos images ?
Au début, je souhaitais que l’image ait une présence cinématographique, qu’elle puisse rivaliser à ce niveau. Mais j’ai récemment travaillé à une plus petite échelle. Les photos de la série Eveningside sont de petits tirages. Chaque œuvre a son propre format en fonction de ce que vous voulez exprimer, ce que vous voulez que l’œuvre signifie.
Comment voyez-vous l’évolution de votre travail depuis vos débuts ?
D’une certaine manière, on ne peut pas s’éloigner de soi-même, on est ce que l’on est. Mais je dirais qu’au début, lorsque j’ai commencé à réaliser ma série Twilight, mes images étaient beaucoup plus théâtrales. Je sentais que j’avais besoin de les faire il y a vingt-cinq ans, ce qui est très bien. Les mêmes thèmes persistent, mais la tonalité est beaucoup plus calme. La préoccupation centrale reste la même.
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Sur une nouvelle série. Ma partenaire et moi travaillons aussi sur un projet de film. C’est un travail en cours.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune photographe ou artiste ?
Chaque artiste a une histoire à raconter. La difficulté consiste à trouver un moyen de visualiser ou de créer une forme pour cette histoire. Protégez votre propre façon de voir le monde, nourrissez-la et laissez-la grandir. C’est la seule chose que vous ayez en tant qu’artiste.
« Gregory Crewdson. Eveningside », 8 novembre-23 décembre 2023, Templon, 28, rue du Grenier-Saint-Lazare, 75003 Paris.