Véritable « sismographe de notre temps », selon les mots de son directeur, Christoph Wiesner, les Rencontres d’Arles se font à chaque édition le miroir des grandes problématiques de nos sociétés. Cette année plus que jamais, elles nous rappellent la force, tant politique que poétique, d’une photographie.
La question climatique est au cœur de cette édition placée sous le signe d’un « état de conscience ». Elle se traduit avant tout par une empathie avec la nature, qui devient symbiose chez le photographe péruvien Roberto Huarcaya (à Croisière), dont les longs rouleaux de papier photo portent l’empreinte directe de la végétation amazonienne. Dans l’exposition « Ici Près » (Monoprix), Tanja Engelberts immortalise le Rhône depuis ses eaux grâce à un procédé étonnant, entre photographique et argile, avec lequel elle retranscrit le trajet d’un fleuve qui absorbe quotidiennement des tonnes de polluants. À ses côtés, Mathieu Asselin (au Magasin Électrique) livre une étude accablante de la pollution chimique, lumineuse et sonore, générée par l’usine de papier Fibre Excellence à Tarascon. Son enquête sur Monsanto avait déjà marqué l’édition de 2017.
Le Rhône et son delta, la Camargue… L’état de conscience voulu par le festival s’attache tout particulièrement au territoire arlésien et à son histoire. Un de ses peuples en est le pouls, celui des gitans, auxquels deux expositions rendent un bel hommage. Tandis que Jacques Léonard (Musée Réattu) a photographié de l’intérieur leur vie quotidienne et leurs traditions, l’historien Ilsen About (Chapelle du Museon Arlaten - Musée de Provence) nous livre une histoire photographique du pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, qui a su résister aux différentes vagues d’antitsiganisme pour devenir « un espace majeur d’expressions sociales, religieuses ou artistiques ». L’occasion de le vivre dans le regard de grands noms du 8e art, d’Erwin Blumenfeld à Martine Franck.
Le territoire national est lui aussi passé au crible dans le génial répertoire du banal d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier (Ground Control). À l’échelle mondiale, Libération (Abbaye de Montmajour) revient sur cinquante ans d’actualité en images tandis que pour la photographe palestinienne Ahlam Shibli (Les Forges), l’Histoire se raconte par le prisme des communautés. Du côté du Moyen-Orient, l’Iran est mis en lumière à travers deux propositions originales. En retraçant l’histoire d’une maison à Téhéran, le Sogol & Joubeen Studio (Croisière) observe l’élan de liberté et de modernisation qu’a brutalement interrompu la Révolution de 1979. Hannah Darabi (Salle Henri-Comte) nous invite quant à elle à chercher les indices d’une présence iranienne sur les enseignes commerciales de Los Angeles.
Le cinéma compte parmi les têtes d’affiche de cette édition. Il nous invite dans ses coulisses. Fascinants patchworks, les scrapbooks des grands réalisateurs du 7e art sont exposés à l’Espace Van Gogh. Un peu plus haut, au Cloître Saint-Trophime, l’on découvrira Agnès Varda épanouie dans la première de ses « trois vies », celle d’une photographe dont Sète et sa Pointe Courte furent la muse. À LUMA, le plus cinéaste des photographes, Gregory Crewdson, nous étonne avec un ensemble de paysages nocturnes enchantés par un essaim de lucioles, à contre-courant de l’esthétique très élaborée qu’on lui connaît.
Autre invitée d’honneur, la photographie vernaculaire signe une des expositions les plus réussies de cette année. Dans « Ne M’oublie Pas » (Croisière), le collectionneur Jean-Marie Donat montre une partie des archives du Studio Rex qui a tiré le portrait de plusieurs générations d’immigrés venus du Maghreb et d’Afrique subsaharienne jusqu’à Belsunce, quartier emblématique du cœur de Marseille. Différentes typologies de clichés se démarquent, qui montrent autant la volonté de se mettre en scène pour signifier sa réussite à une famille restée de l’autre côté de la Méditerranée, que celle d’être réunis avec cette même famille, à travers le photomontage, largement pratiqué par le studio. Tout aussi incroyable est le fonds photographique qui a révélé l’existence de la Casa Susanna (Espace Van Gogh), une maison près de New York où, dans les puritaines années 1950 et 1960, des Américains se réunissaient pour vivre librement leur travestissement. Un documentaire de Sébastien Lifshitz leur donne vie sur Arte et permet peut-être d’éviter le léger sentiment de répétition ressenti dans l’exposition.
Les femmes s’emparent également de la photographie vernaculaire. Elle permet à la Brésilienne Rosângela Rennó (La Mécanique Générale) de dénoncer les hypocrisies et paradoxes de notre société en détournant la valeur symbolique des images, de jeunes mariés encadrés par du pop-corn à une « galerie des races » superposée à du papier marbré. Enfin, un des temps forts de cette programmation, l’œuvre de l’artiste arlésienne Nicole Gravier (École nationale supérieure de la photographie) qui, dans les années 1970 et 1980, s’approprie avec humour les stéréotypes véhiculés par les images de la culture de masse, photomatons, cartes postales, films policiers et, surtout, romans-photos à l’eau de rose.
Du côté des jeunes talents, notons, parmi les lauréats du Prix Découverte Fondation Louis Roederer, les collages d’Ibrahim Ahmed (Égypte), le musée imaginaire postcolonial de Philippe Calia (France et Inde) ou les textures confinées de Md Fazla Rabbi Fatiq (Bangladesh). Au musée départemental Arles Antique, la Française Marguerite Bornhauser transforme les fouilles archéologiques de la Verrerie en un univers cosmique enchanteur. Enfin, si elle n’est pas émergente, la photographe Zofia Kulik (Église des Trinitaires), née en Pologne en 1947, nous saisit avec d’immenses vitraux photographiques noir et blanc, fruits de nombreuses heures de travail dans son laboratoire, à découvrir en fond de salle.
Le coup de cœur unanime de cette édition est la rétrospective « Saul Leiter » (Palais de l’Archevêché) qui fait dialoguer sa photographie et sa peinture. Dans ce superbe assemblage de fragments de vie, chaque œuvre nous force à l’arrêt, pour contempler la magie de ce grand maître de la forme et la couleur. Autre monographie, l’exposition que LUMA consacre à Diane Arbus fait couler beaucoup d’encre… Sa scénographie spectaculaire et intuitive ravit autant qu’elle hérisse. Elle génère en tout cas de fortes réactions, de même que cette 54e édition réjouissante des Rencontres d’Arles qui, après quelques années difficiles et bien que l'on regrette son off, semble reprendre son souffle, pour le plus grand bonheur des amoureux de la photographie.
--
Les Rencontres de la photographie, du 3 juillet au 24 septembre 2023, divers lieux, 13200 Arles