Le Van Gogh Museum, à Amsterdam, et le musée d’Orsay, à Paris, qui possèdent à eux seuls dix-sept des soixante-quatorze tableaux peints par Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise), ainsi que la très grande majorité des dessins, rendent hommage à l’ultime période de l’artiste au travers d’une quarantaine de peintures et une vingtaine d’œuvres graphiques. Au fur et à mesure qu’il approche de la fin de sa vie, Vincent van Gogh se réinvente en travaillant à un rythme effréné, avec une audace et un entrain exceptionnels. « Mon travail à moi, j’y risque ma vie, et ma raison y a sombré à moitié », confie-t-il à son frère Theo peu de temps avant de succomber.
« TRISTE MAIS DOUX »
« J’ai fait le portrait de M. Gachet, explique Vincent van Gogh à sa sœur Willemien, avec une expression de mélancolie qui souvent à ceux qui regarderaient la toile pourrait paraître une grimace. Et pourtant c’est ça qu’il faudrait peindre parce qu’alors on peut se rendre compte combien il y a de l’expression dans nos têtes actuelles et de la passion et comme de l’attente et comme un cri. Triste mais doux mais clair et intelligent, ainsi faudrait-il en faire beaucoup de portraits, cela ferait encore un certain effet à des moments sur les gens. » Vincent van Gogh quitte « guéri » la maison de santé de Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône) le 16 mai 1890, soit deux mois après la fin de sa dernière crise de mélancolie.
Il rencontre le lendemain à Paris l’épouse de Theo, puis se rend trois jours plus tard à Auvers-sur-Oise où l’attend le docteur Gachet, chargé de veiller sur lui. Pendant deux mois et demi, Vincent van Gogh trompe les siens. Il masque sa vulnérabilité à Theo, qu’il a trop peur de décevoir, et au docteur Gachet, amoureux de peinture, chez lequel il pressent une sensibilité semblable à la sienne – « aussi fou que moi ».
Si cet épisode au cours duquel l’artiste réalise quelques-unes de ses plus célèbres compositions a été déjà bien traité lors de précédentes expositions – notamment « Van Gogh et les peintres d’Auvers-sur-Oise » au musée national de l’Orangerie des Tuileries, à Paris, en 1954-1955; « Van Gogh in Saint-Rémy and Auvers » au Metropolitan Museum of Art (Met) à New York, en 1986; et « Cézanne to Van Gogh : the Collection of Doctor Gachet » au Met et au Van Gogh Museum en 1999 –, la réunion des œuvres est une gageure en soi tant la fragilité des supports répond à la fragilité de la santé mentale du peintre, trop pressé pour s’encombrer des préoccupations techniques des toiles. Certaines œuvres seraient peintes sur les nappes de l’auberge Ravoux qu’il préfèrait à la pension choisie par le docteur Gachet pour des raisons pécuniaires, tant l’argent est rare !
LE CHANT DU CYGNE
Un novice qui ne saurait pas lire le sous-titre de l’exposition, « Les derniers mois », et ne connaîtrait rien de la chronologie de Vincent van Gogh pourrait sans peine se leurrer. Les dernières semaines si magiques dans l’œuvre du peintre à l’oreille coupée trompèrent surtout les siens, processus sur lequel l’historien d’art Louis van Tilborgh revient dans un essai pour le catalogue intitulé « Courte biographie d’une souffrance intolérable ». En détaillant la période finale, dite « intentionnelle », publications scientifiques à l’appui, le directeur de recherche au Van Gogh Museum explique le mécanisme psychologique sous-jacent : « Le désespoir monte, le sentiment d’être piégé se forme, et le suicide apparaît comme un moyen d’échapper à une situation d’enfermement… […] Le comportement suicidaire n’est donc pas tant un appel au secours qu’un solitaire “cri de douleur”. »
Vincent van Gogh, mutilé intérieurement par ses démons, regarde, pinceau en main, le monde qui s’échappe avec un florilège de tonalités inédites. Les bleus et les verts des Bords de l’Oise à Auvers-sur-Oise (Detroit Institute of Arts), les jaunes et verts pétillants de Les Vessenots à Auvers (Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza) ou encore les orangers des toits de Rue d’Auvers-sur-Oise (Helsinski, Finnish National Gallery, Ateneum Art Museum) sont résolument nouveaux. Aussi, dans cette dernière toile, l’artiste prend le temps de peindre le fond du ciel en blanc sur lequel il pose, avec un sentiment d’urgence, de larges aplats rectangulaires avec une brosse épaisse qu’il écrase pour construire les nuages qui pèsent sur le paysage. Comme le fait remarquer le spécialiste du peintre Teio Meedendorp, l’on est aux antipodes de la construction et de la structure homogène de Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise (Paris, musée d’Orsay), preuve s’il en faut que l’artiste élargit de jour en jour l’éventail de ses ressources stylistiques. « Il crée ainsi une sorte d’effet de ciel inversé, où les nuages sont bleus sur fond blanc, et non l’inverse. L’objectif implicite de [Vincent] van Gogh est de voir jusqu’où il peut aller dans l’usage d’éléments anti-illusionnistes sans sacrifier la crédibilité mimétique, ce qu’il fait ici de manière très novatrice », analyse le chercheur rattaché au Van Gogh Museum.
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« Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois », 3 octobre 2023 - 4 février 2024, musée d’Orsay, esplanade Valéry-Giscard-d’Estaing, 75007 Paris.