De Vitebsk à Paris, de la figure du juif errant à celle du Christ, en passant par ses animaux fétiches et le cirque comme métaphore d’un monde en équilibre… reconnaissables entre tous, ces motifs phares de l’univers de Marc Chagall (1887-1985) racontent autant sa vie et sa vision de peintre que les tribulations de l’ère mouvementée que fut le XXe siècle. Entre les couleurs et le rêve, l’œuvre de Marc Chagall reflète la lucidité parfois prophétique de l’artiste quant à son époque.
C’est ce qu’indiquent les 140 pièces de la spectaculaire exposition « Le Cri de Liberté. Chagall politique », orchestrée par La Piscine, à Roubaix, qui réfléchissait au sujet depuis près de vingt ans : « Le musée a toujours été très intéressé par ces questions de l’engagement et de l’expression du contexte politique historique dans lequel les œuvres d’art moderne sont réalisées », souligne son conservateur en chef Bruno Gaudichon. À ses yeux, Marc Chagall « n’est pas un peintre d’affichage politique, mais son œuvre est nourrie de politique et d’un souci permanent de protection de l’humanité, qui revêt une dimension très universelle chez lui ». Pensée par Ambre Gauthier, responsable des Archives Marc Chagall, et Meret Meyer, petite-fille de l’artiste à la tête du Comité Marc Chagall, l’exposition met en lumière – à travers huit chapitres – l’influence des prises de conscience du peintre sur l’évolution de son art. Étayée par de nombreux documents d’archives et plusieurs prêts prestigieux, elle apporte un éclairage important sur une œuvre d’une richesse sans pareille.
La peinture de Marc Chagall reflète avant tout une identité multiculturelle. À l’image du juif errant – figure qu’il a faite sienne –, l’artiste a sillonné les territoires au gré des soubresauts de l’histoire. Son cœur est à la fois juif, russe et européen. En témoignent les nombreuses facettes révélées par les autoportraits couvrant les murs de la première salle. L’artiste se peint tantôt à la mode des icônes de tradition russe, tantôt « à la Raphaël ». Il fait corps avec la tour Eiffel ou métamorphose sa bouche en maison, rappelant l’importance du foyer qu’il partage avec Bella Rosenfeld, sa femme, la même qui apparaît dans son superbe Autoportrait en vert de 1914. À partir des années 1920, son effigie se fait plus inquiète. En figure d’ange (Ange à la palette, 1927-1936), ses ailes baignent dans un rouge de flammes ou de sang. En 1941, en plein régime de Vichy, il peint une stèle funéraire juive en prolongement de lui-même. Reflet de ses préoccupations quant aux événements politiques, l’autoportrait est également une forme d’ancrage qu’il utilise pour s’en protéger.
OMBRE PORTÉE
Ayant vécu une enfance confinée au shtetl (quartier juif) de Vitebsk (actuelle Biélorussie) puis un souffle de liberté parisien fauché par la Première Guerre mondiale qui le maintient en Russie, Marc Chagall a d’abord subi les événements de l’histoire. En 1917, au moment de la Révolution russe, il en devient acteur. Considéré à l’époque comme un artiste de gauche, du fait de la modernité de ses œuvres, le peintre est nommé commissaire aux Beaux-Arts de Vitebsk. Il crée la première école d’art de la ville, où il réunit les tendances nouvelles. Il conçoit en outre les décors de rue commémorant le premier anniversaire de la Révolution.
L’égalité civile et politique accordée aux populations juives après la révolution d’Octobre (6-7 novembre 1917) engendre par ailleurs une renaissance culturelle juive, qui place la littérature yiddish au premier plan. En raison de son caractère universel et transculturel, la langue maternelle de Marc Chagall est considérée comme parfaitement adaptée à cette époque d’émancipation. L’artiste illustre plusieurs ouvrages yiddish pour lesquels on l’observe produire ses premières œuvres en noir et blanc. Évincé de l’école de Vitebsk par Kasimir Malevitch et les suprématistes, Marc Chagall s’installe à Moscou où il réalise sept panneaux décoratifs pour le théâtre yiddish, devenu « la petite boîte de Chagall ».
Au début des années 1920, ne se sentant plus à sa place en Russie, Marc Chagall retourne en France. Il pressent très tôt les menaces qui pèsent sur le vieux continent. Le Rabbin de Vitebsk (1914-1922), prêt exceptionnel de l’Art Institute of Chicago, s’en fait l’écho. Au fur et à mesure que le climat politique s’intensifie, la figure du prophète devient omniprésente dans son œuvre. Malgré les menaces, Marc Chagall refuse de quitter ce pays qu’il idéalise comme celui de la liberté. Il fait pourtant partie des peintres « dégénérés » présentés à l’exposition de Munich en 1937. Cette même année, après plusieurs tentatives, il reçoit la nationalité française. Elle lui sera retirée en 1943 : « Israélite russe, naturalisation sans intérêt national. » L’artiste se réfugie dans le sud de la France où, grâce à l’intervention du journaliste américain Varian Fry, il échappe de justesse à une rafle; cet événement scelle sa décision d’émigrer aux États-Unis.
PEINDRE POUR LA PAIX
À New York, Marc Chagall et son épouse Bella s’impliquent activement dans les associations d’aide aux populations juives. Le peintre est bouleversé par les échos relatant l’horreur des camps de concentration. Sa peinture s’emplit de rouge et d’un trait violent pour dénoncer l’horreur de la guerre, les pogroms et l’exil du peuple juif, qu’il intègre à des scènes de crucifixion. L’artiste fait du martyre du Christ un symbole universel pour exprimer toute la souffrance juive et le crime contre l’humanité mené par Adolf Hitler, qu’il surnomme « le peintre en bâtiment » ou « le peintre du dimanche ». Le triptyque Résistance, Résurrection, Libération (1937-1952) en est un exemple puissant. Construit comme une scène de cirque réunissant tout le vocabulaire chagallien autour d’un Christ en croix, il traduit les violences de la guerre et le sort des Juifs restés en Europe.
De retour en France en 1948, Marc Chagall s’engage pour la paix, thème qu’il place au cœur de plusieurs projets monumentaux pour des églises et salles de spectacle. Il défend la création d’un état permettant au peuple juif de renaître et réalise des décors pour plusieurs édifices à Jérusalem. Il illustre le frontispice d’une édition de 1959 du Journal d’Anne Frank, rendant hommage à la quête de liberté de la jeune fille. La création d’un vitrail pour le siège des Nations unies à New York fait de lui un messager universel de la paix. Une consécration entachée par les violents commentaires antisémites publiés dans la presse en réaction aux grandes œuvres qu’il conçoit dans les années 1960 pour la cathédrale de Reims et l’Opéra de Paris. Vingt ans après, les maux de l’histoire persistent. À l’âge de 86 ans, dans un geste fort de réconciliation, il peint des vitraux pour l’église allemande Saint-Étienne de Mayence.
Cette exposition foisonnante, à l’image des nombreux « zigzags et courbes de l’esprit » de son artiste, met en lumière l’engagement infaillible de Marc Chagall pour les droits humains et la tolérance. Reflets des agitations du XXe siècle, les différentes périodes de sa production artistique nous rappellent à quel point, en observateurs de leur temps, les artistes se font souvent sonneurs d’alarmes. Plus que jamais aujourd’hui, l’œuvre de Marc Chagall connaît une résonance très contemporaine qui, comme le suggère Bruno Gaudichon, « donne envie de dire à ceux qui font les textes de regarder les artistes ».
En parallèle se tient l’exposition « Chagall à l’œuvre. Dessins, céramiques et sculptures (1945-1970) » au Centre Pompidou, à Paris. Plus de 130 créations d’après-guerre de Marc Chagall, issues de récentes donations de ses petites-filles, mettent en lumière le processus créatif de l’artiste.
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« Le Cri de liberté. Chagall politique », 7 octobre 2023-7 janvier 2024, La Piscine – musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, 23, rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.
« Chagall à l’œuvre. Dessins, céramiques et sculptures (1945-1970) »,4 octobre 2023-26 février 2024, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.