Ce ne sont pas les arbres des Alyscamps qui se reflètent dans le métal de l’une de ses œuvres, comme c’était le cas dans son extraordinaire exposition « Requiem », en 2022 à Arles, mais le regard de Rembrandt, dont un autoportrait a été prêté par la Gemäldegalerie voisine : fabuleuse rencontre de l’Orient et de l’Occident, entre le passé et le présent. Dans un autre effet de miroir, une sculpture de Lee Ufan a été installée dans la grande rotonde de la Gemäldegalerie, devant l’image de Moïse brandissant les Tables de la Loi. « Ceux qui sont présents ici savent que l’acte de regarder, à travers ce site, est une expérience de la rencontre de son âme flottant au loin dans un courant profond. » C’est l’une des surprises que réserve cette exposition : une cinquantaine d’années de travail vues par un regard contemporain.
UN LIEN TISSÉ AVEC L’ALLEMAGNE
Aujourd’hui, résidant entre Montmartre et le Japon, Lee Ufan passe de temps en temps par le sud de la France où il a ouvert sa Fondation Lee Ufan Arles – il a aussi établi un musée à Naoshima. Né en Corée du Sud en 1936, il s’est d’abord formé à la calligraphie chinoise et au minimalisme américain. Il a vécu à New York, et beaucoup voyagé. Mais ses liens avec l’Allemagne sont moins connus. Ils sont pourtant étroits. L’Allemagne est le pays qui a le plus souvent présenté son œuvre, entre sa première participation à une exposition de groupe en 1974 à la Städtiche Kunsthalle de Düsseldorf, « Le Japon : tradition et contemporain », et le début des années 2000. Il est aussi un grand familier de la pensée de Friedrich Nietzsche et de Martin Heidegger, en particulier L’Origine de l’œuvre d’art. De plus, il s’est lié d’amitié, au fil des années, avec de nombreux artistes allemands ou vivant aujourd’hui à Berlin, comme Katharina Grosse, Thomas Demand ou encore Thomas Struth. Ce sont là plusieurs des raisons pour lesquelles Sam Bardaouil et Till Fellrath, qui ont pris la tête de la Hamburger Bahnhof, à Berlin, en janvier 2022, ont décidé de le célébrer en ouverture de leur programmation.
Cette approche de l’art est symptomatique de la façon dont le duo de commissaires s’intéresse à l’art contemporain, avec un ancrage dans l’histoire et une sensibilité forte qui fait souvent place à une part de fiction. Parmi leurs premiers gestes de directeurs, ils n’ont pas seulement instauré le tutoiement au sein de la maison, dans une Allemagne académique très protocolaire. Ils ont aussi créé un lieu, le Forum, qui raconte aux visiteurs l’histoire de cette ancienne gare, dont le terrain est disputé entre la Ville et l’État, entre l’Est et l’Ouest, et où des artistes comme Tacita Dean, Olafur Eliasson ou Thomas Demand ont eu leurs ateliers dans les années 1990. Et ils ont élaboré « La Collection infinie », un parcours composé d’œuvres pérennes, qui sera enrichi de nouvelles commandes à des artistes les plus divers possibles, notamment sur la question du genre.
UNE PURE PRÉSENCE
« Dans ce paysage artistique berlinois, l’œuvre de Lee Ufan se fait entendre avec une tonalité à part, différente de l’approche américaine du minimalisme. Comme les artistes défendus par le critique d’art Clement Greenberg, Lee Ufan utilise en effet des matériaux industriels, mais auxquels il mêle des éléments naturels comme l’eau ou la pierre », explique Sam Bardaouil. Lee Ufan se définissait ainsi en 1996, dans un propos repris dans le catalogue de l’exposition : « Je me vois comme une balle de ping-pong, l’homme au milieu, toujours tiré dans un sens et dans l’autre, et personne pour m’accepter comme un homme de l’intérieur. » Cette voix venue d’ailleurs est aussi celle que le duo de directeurs et commissaires, l’un allemand, l’autre libanais, veut introduire à la Hamburger Bahnhof. C’est l’image qu’ils avancent à l’entrée de leur nouvel accrochage des collections, à travers une photographie de Carrie Mae Weems issue d’une série d’images dans lesquelles elle se montre de dos, face à de grandes institutions muséales dans le monde.
Sam Bardaouil raconte volontiers que, dans les nombreuses conversations qu’il a eues avec Lee Ufan depuis une vingtaine d’années, la phrase qu’il a le plus souvent entendue en réponse à toute question est : « This is a big problem! » Une boutade bien plus profonde qu’il n’y paraît. L’œuvre de Lee Ufan présente des formes simples, des lignes, des points, une palette colorée souvent réduite à des gris, des bruns et des blancs, des matériaux industriels aux lignes géométriques et des fragments de nature introduits dans l’espace d’exposition. Simple à certains égards, le propos qui s’en dégage est d’une infinie complexité : il se résume à une sensation d’énergie essentielle, à une pure présence.
C’est la raison pour laquelle les deux commissaires expliquent avoir voulu montrer l’œuvre de Lee Ufan de la façon la plus directe possible, en défaisant le mythe du maître oriental, pour s’adresser à lui comme à un jeune artiste à qui l’on fait des propositions d’accrochage – Lee Ufan est toujours extrêmement engagé dans la préparation et la mise en œuvre de ses expositions. Sobrement intitulée « Lee Ufan », l’exposition berlinoise dresse un généreux panorama de son œuvre. Elle présente aussi un certain nombre de découvertes et d’expériences. Les trois grandes peintures monochromes roses et orange, presque fluorescentes, qui ouvrent l’exposition, avaient rarement été montrées. Elles datent de 1968 -1969. Ce sont les œuvres qui l’ont décidé à devenir artiste. Comme il a l’habitude de le faire – et comme c’est le cas par exemple à Lee Ufan Arles –, chaque salle de l’exposition est pensée comme un espace qui peut se lire de façon autonome, comme un microcosme dans le macrocosme de l’exposition. Mais pour la première fois, ses peintures et sculptures sont présentées ensemble : des sculptures intitulées Relatum, créées depuis la fin des années 1960, dont le titre même suggère qu’elles existent dans une dynamique entre l’œuvre, le visiteur et son environnement; des peintures des séries From Point (1973-1979), From Line (1972-1983) et From Wind (1980-1991). Les mouvements Mono-Ha (« l’école des choses ») au Japon et Dansaekhwa en Corée apparaissent au fil des salles. Enfin, une œuvre inédite clôt la visite, composée de quatre pierres couvertes de peinture industrielle aux coloris vifs au-dessus desquelles sont suspendues des ampoules colorées. Un regard sur le passé magistralement mis au présent.
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« Lee Ufan », 27 octobre 2023 - 28 avril 2024, Hamburger Bahnhof – Nationalgalerie der Gegenwart, Invalidenstraße 50-51, 10557 Berlin, Allemagne.