La première table ronde du cycle de conférences intitulé « Le futur a-t-il de l’avenir ? » au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), en partenariat avec la SAMAH [Société des Amis du Musée d’art et d’histoire] et The Art Newspaper Édition française s’est déroulée le 10 octobre dernier, sous le titre « Boule de cristal ou marc de café ? ».
Le 21 novembre, l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh a évoqué avec Anaël Pigeat, editor-at-large de The Art Newspaper Édition française, l’approche architecturale, sous le titre « Un bon musée est-il en ruines ? ».
L’architecte, qui a grandi à Beyrouth, évoque le souvenir d’« une ville qui a subi des séismes dans son histoire, la déchirure de la guerre ». « J’habitais dans un immeuble au 7e étage, se remémore-t-elle. Enfant, je regardais ces bâtiments éventrés. Observer un bâtiment en coupe était assez magique. C’était comme un scan de la ville dévoilant ses intestins. On voyait de quoi était composé cet environnement dans lequel nous vivions. J'étais fascinée par cette notion de ruine qui tout d'un coup devient comme une possibilité, ouvrant l'imaginaire : comment compléter cette ruine ? Que va devenir cette matière abîmée ? Cela révélait aussi comment la nature était capable de reprendre le dessus. »
À la question de ses premiers contacts avec l’art et les musées, elle répond : « Le Liban est un berceau des civilisations, marqué par une longue histoire, avec des périodes phéniciennes, grecques, ottomanes, romaines, françaises, dont on trouve des traces dans ses entrailles. Les fouilles archéologiques, les projets de reconstructions permettaient de redécouvrir des vestiges. Ces objets d’art racontent notre quotidien. Au Liban, les artistes sont perçus comme des vecteurs de résilience, de pensée critique, de création, de construction d'une histoire parfois rendue un peu tabou par la lourdeur du paysage géopolitique. L'art est donc très présent, de manière un peu inattendue. Moins dans les musées, les institutions – l’offre publique est très fragile dans un tel contexte – que dans la vie de chaque jour. Plus largement, je suis très touchée par l'arte povera et le land art. En architecture, il y a une forme de land art, c'est l'idée de pouvoir rassembler et construire avec ce qui existe dans le lieu. »
Dans ses années de formation, Lina Ghotmeh a observé sa mère, elle-même diplômée en architecture. Elle confie avoir été marquée par « la construction vernaculaire, l’utilisation de la pierre, la proximité des gens avec la matière » lors de moments à la campagne. Mais aussi la lecture de sociologues et anthropologues – Pierre Bourdieu, Henri Lefebvre, David W. Harvey – l’ayant conduit à réfléchir sur la notion d’espace, le rôle de l’architecte, « plutôt critique, apte à lire les défis d’aujourd’hui et le recomposer pour offrir un nouvel espace, créer de nouvelles relations qui amènent les gens à se rassembler. L’architecte doit avoir cette capacité à lire la cartographie qui va mener à un projet. »
Lina Ghotmeh a souvent défini sa pratique comme une « archéologie du futur ». « Cela revient à la question de la ruine, à la fascination pour cette terre qui, à chaque fois que l’on fouille, fait ressortir des trésors du passé. C’est aussi l’idée de l’architecture comme une trace, une forme d’évanescence. En archéologie, d’une certaine manière, l’architecture redevient terre. L'archéologie est aussi une construction narrative au travers de l'identification d'objets retrouvés. C’est une sorte de travail de détective. Je voulais être archéologue à un moment donné, mais ne pas pouvoir faire émerger quelque chose de nouveau me semblait frustrant. L'architecture venait combler ce manque : pouvoir retrouver une nouveauté ou construire ce qui n'existait pas au travers de ce qui existe. L'archéologie, qui est un process de recherche, inspire mon travail : écouter le lieu, rechercher ce qu'il y a dans l'environnement et y ancrer une architecture. Ce travail est aussi ancré dans le futur : on construit ce qui n'est pas encore là. Même si on rénove un bâtiment, il y a une certaine nouveauté, une originalité. »
Comment Lina Ghotmeh définit-elle sa signature ? « On a longtemps défini l’architecture par un style : on dessine une forme, parfois extravagante, que l’on décline dans différents lieux. Je défends une démarche sensible, où l'architecture naît de l’environnement matériel (la ressource locale) et historique dans lequel elle s’inscrit. Une architecture qui raconte le paysage. Cette écriture assume la complexité d’un lieu pour construire. Émerge de cela une architecture caractérisée par un certain calme, une capacité d’épouser le paysage, comme une continuité du lieu, sollicitant notre mémoire. On me dit souvent en visitant mes bâtiments que l’on a le sentiment qu’ils sont là depuis toujours. Cette recherche en amont permet la compréhension du lieu, des typologies de ce qui existait avant. Ensuite, il est possible de le distiller, comme une sorte de palimpseste, dans chaque bâtiment qui émerge. »
Dans son projet de Musée de la Création à Médine, en Arabie saoudite, l’architecte a conçu « un rapport à la création dans le sens abstrait, le musée n’ayant aucune collection d’objets. C’est l’idée de raconter le monde à travers un espace, une expérience immersive, dans une circularité qui est aussi une métaphore du temps. »
« J’ai envie de penser que chaque bâtiment a une part de musée en lui, dit-elle au sujet de son projet de logements Stone Garden à Beyrouth. Le musée sollicite une certaine liberté, nous amène à flâner, à replonger dans le passé. C’est un lieu public, ouvert, qui doit encore beaucoup se transformer en termes de typologie. Avec cet immeuble d’habitation, qui a également une galerie en rez-de-chaussée, j’ai réfléchi à la façon d’ouvrir sur la ville, parler de Beyrouth criblé par la guerre, et qui finalement redevient un lieu de vie. Les ouvertures qui ont arraché les peaux des bâtiments deviennent des espaces pour la vie, où prend place la végétation. Il y a aussi un rapport à la matière sensible. Le bâti est une continuité de soi. Ce que l’on construit est le reflet de nous-mêmes. J’aime cette idée que l’on peut habiter comme une deuxième peau l’architecture. »
La Collection Saradar, à Mar Chaaya, au Liban, est conçue comme un cabinet de curiosité. « Ce musée est une expérimentation autour de la typologie d'archives ouvertes. La collection raconte l'histoire du Liban à travers des œuvres. C’est un lieu où l’on peut être en interaction immédiate avec la collection, les visiteurs deviennent curateurs du narratif du musée lui-même. Au fil de la visite, on ouvre les tiroirs, on découvre les œuvres. Le musée est enterré, l’entrée est un espace commun, un hall central qui devient une sorte de théâtre, comme dans une maison libanaise ou vénitienne. Le musée est pensé comme un lieu actif, d’échange avec les commissaires, avec une mobilité des œuvres. C’est une proposition sur une manière autre d’engager des conversations dans un espace muséal, très différent de ce qui existe habituellement, lorsque l’on regarde des œuvres de manière statique, avec des cartels. » Une volonté de sortir des schémas classiques que l’on retrouve dans le Musée d’Art Sara Hildén, à Tampere, en Finlande – une Maison des Arts en brique conçue comme un métier à tisser.
L’architecte a été choisie pour concevoir le nouveau musée d’art d’AlUla, en Arabie saoudite. À la question « Faut-il construire de nouveaux musées ? », sa réponse est affirmative : « Bien sûr, il faut réinventer le musée dans sa typologie, sa vocation, et le rendre encore plus effervescent, plus vivant et plus présent dans nos villes. Ce sont des lieux de rencontre, de culture. Justement, à AlUla, berceau de la civilisation nabatéenne, c’est une promenade dans le temps sur ce territoire. Le site du projet est une oasis agricole délaissée. L'idée est de faire coexister un musée avec l'agriculture et de voir quel rôle il peut avoir pour faire renaître cette oasis. J’ai imaginé une série de pavillons, des constructions en terre. Lors d’une visite avec des enfants, l’un d’eux m’a dit que le musée représentait pour lui le lieu de l’extraordinaire. C’est merveilleux de se dire qu’en tant qu’architecte, nous devons imaginer ce lieu de l’extraordinaire ! »
« À chaque fois que je construis un musée, j'ai toujours envie d'aller jusqu'à la conception de la scénographie. Je ne fais pas la distinction entre l'architecture et les détails intérieurs, c’est un tout. Je suis aussi passionnée de mise en scène, dans ce rapport à la lumière très important pour mettre en valeur, transporter dans le temps un objet. En tant qu’architecte, j’écoute le lieu. J’essaye à la fois de révéler l’espace et la magie de l’objet. Par ailleurs, je me suis rendu compte que nous avons de plus en plus besoin de lieux ouverts, éphémères, donnant envie de les découvrir, accueillant des programmations différentes, des échanges, dans des fonctions multiples. »
Et de conclure, à la question au cœur de cette rencontre, « Un bon musée est-il en ruines ? » : « Chaque bâtiment est en constant devenir, constamment en transformation ; ce n’est qu’une échelle de temps. »