Vénéré dans son pays d’origine, mais encore trop peu connu du public occidental, le peintre géorgien Niko Pirosmani fait l’objet d’une splendide rétrospective à la Fondation Beyeler. Réunissant une cinquantaine d’œuvres issues des collections du Musée national géorgien de Tbilissi, l’exposition offre en outre l’opportunité de corriger le mythe tenace de « l’artiste maudit ».
C’est une merveilleuse girafe bleue qui toise le visiteur de son regard incroyablement doux. Ses proportions comme la couleur de son pelage sont improbables, et maints détails de son anatomie offusqueraient bien des naturalistes. Comme de nombreux artistes de son époque, le peintre géorgien Niko Pirosmani (1862-1918) a probablement succombé à la « girafomania » qui touche l’Europe depuis que la dénommée « Zarafa » a fait en 1827 le voyage d’Alexandrie à Marseille et engendré un engouement sans précédent. Mais ce qui frappe d’emblée le visiteur qui découvre pour la première fois cette image aux allures d’icône, c’est la profonde humanité et la tendresse qui s’en dégagent. Par quel miracle ce tableau peint au tournant du XXe siècle sur une modeste toile cirée a-t-il traversé les âges au point d’être hissé au rang de « Joconde » de l’art géorgien ?
La fabrique du mythe
Célébré comme un héros national dans son pays d’origine, Niko Pirosmani concentre, il est vrai, tous les ingrédients pour cristalliser les fantasmes. Orphelin dès son plus jeune âge, ce fils de paysan né en 1862 dans le petit village de Mirzaani est alors accueilli par une famille aisée de Tbilissi (le « Paris de l’Est ») pour y recevoir une éducation soignée. Aux antipodes du cliché de « l’artiste autodidacte », l’enfant montre très vite un intérêt prononcé pour le théâtre, la poésie et les arts. La légende raconte qu’il va jusqu’à couvrir les murs de ses dessins réalisés au crayon ou au charbon !
Parvenu à l’âge adulte, le jeune Pirosmani se forme au métier de typographe, crée en 1888 un atelier spécialisé dans la peinture d’enseignes, avant de faire faillite et d’être contraint de travailler comme simple employé auprès de la Compagnie des chemins de fer transcaucasiens reliant Bakou à Tbilissi. Licencié à la fin de l’année 1893, ce doux rebelle, décidément peu doué pour les affaires, décide alors d’ouvrir un commerce dédié à la vente de produits laitiers et tapisse les murs de sa boutique de peintures qu’il offre à ses amis, plutôt qu’il ne cherche à les vendre. Définitivement ruiné, l’artiste épicurien s’adonne enfin entièrement à sa passion, courant de taverne en taverne et échangeant ses toiles exécutées d’un pinceau vif contre le gîte et le couvert…
C’est probablement à cette époque que ses œuvres « primitives » et modernes tout à la fois attirent le regard de Mikhaïl Le Dentu (un artiste saint-pétersbourgeois d’origine française) et des frères Kirill et Ilia Zdanevitch (les tenants de l’avant-garde géorgienne). Le destin de Pirosmani bascule brutalement. Quatre de ses tableaux sont alors présentés à Moscou dans la mythique exposition « La Cible » organisée en 1913 par Mikhail Larionov, aux côtés d’œuvres signées de peintres illustres, dont Kasimir Malévitch, Marc Chagall ou Natalia Gontcharova. Ilia Zdanévitch, qui a acquis plus de cinquante œuvres de Pirosmani, caresse même le rêve d’organiser une exposition de son protégé à Paris ! Mais bientôt la Première Guerre mondiale va contrarier son projet. Pirosmani décède en 1918 dans l’indifférence et la pauvreté, avant d’être récupéré par la propagande soviétique qui réécrit son histoire et l’érige en artiste maudit, victime du capitalisme bourgeois… Il faudra attendre l’année 1969 et l’exposition du musée des Arts décoratifs à Paris pour que le public occidental découvre enfin cet immense peintre, inclassable à bien des égards.
« L’énigme Pirosmani »
Trop souvent comparé au Douanier Rousseau, qualifié même de « Giotto géorgien », Niko Pirosmani est bel et bien une énigme à part entière. « Nous avons évité toute tentative de classer l’œuvre de Pirosmani dans les catégories de l’histoire de l’art. Pirosmani est Pirosmani. Son œuvre est un monde visuel à part entière, un domaine intermédiaire à partir duquel de nombreux ponts mènent ailleurs. Il est à cheval entre la peinture de signes et l’art, la décoration et l’expérimentation, la fantaisie et la spiritualité, l’art populaire et la haute culture, la tradition et l’avant-garde, l’Orient et l’Occident », soulignent ainsi Sam Keller et Daniel Baumann dans l’avant-propos du catalogue qui accompagne l’exposition.
Il faut alors se laisser porter par l’accrochage parfait de la Fondation Beyeler pour goûter cet univers onirique et faussement naïf peuplé de figures archétypales et christiques, d’odalisques aux formes voluptueuses, de créatures animales au regard tendre, de paysages nocturnes nimbés de lumière, de banqueteurs dionysiaques levant leurs verres à la gloire de la vie. Sur cette comédie humaine en réduction règne la belle Marguerite en tutu blanc, cette cantatrice française de passage à Tbilissi dont le peintre serait tombé éperdument amoureux au point de se ruiner en bouquets de roses rouges. Chez Pirosmani, la frontière entre la réalité et le rêve n’existe pas…
« Niko Pirosmani », jusqu’au 28 janvier 2024, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen, Suisse.
Catalogue, en anglais, sous la direction de Daniel Baumann, éd. Fondation Beyeler, 42 francs suisses.