« Les autochtones posent une question fascinante lorsqu’ils affirment que tout ce qu’ils considèrent comme art est […] fondé sur l’expérience hallucinogène », écrivait au siècle dernier le grand anthropologue et ethnologue colombien d’origine autrichienne Gerardo Reichel-Dolmatoff (1912-1994). En cheminant au milieu de ces œuvres oniriques peuplées de serpents sinueux, d’oiseaux bigarrés, de fleurs géantes et de sirènes à la chevelure déployée, nous serions en effet tentés de croire que c’est bel et bien sous l’emprise de substances psychotropes – et notamment de l’ayahuasca, un breuvage d’origine végétale aux vertus thérapeutiques – que cette communauté d’artistes vivant au cœur de l’Amazonie péruvienne transcrirait ses visions hallucinées.
Nul doute que les surréalistes, et à leur tête André Breton, eussent goûté ces « rêves éveillés » dont l’horreur du vide le dispute à l’exubérance formelle ! Les choses ne semblent pas si simples cependant, et bien des questions sont soulevées par cette foisonnante exposition – fruit des recherches de terrain menées par l’anthropologue David Dupuis – qui ne cherche pas à séduire le visiteur, mais bien plutôt à chahuter ses repères et bousculer ses certitudes d’amateur d’art épris d’« authenticité » et de « pureté formelle »…
LE KENÉ OU L’ART DE « RENDRE LE MONDE BEAU »
Hanté par les pages admirables de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) sur les Indiens Caduveo et leurs peintures corporelles décrites de façon quasi encyclopédique dans Tristes Tropiques (1955) – le bréviaire de tout apprenti ethnologue ! –, le regard est d’emblée happé par ces compositions labyrinthiques peintes spécialement pour cette exposition par un groupe de femmes liméniennes de l’association Shipibas Kené Nete (Pérou). Comment, dès lors, interpréter la transcription, sur des cimaises muséales, de ces motifs graphiques et géométriques qui ornaient naguère la peau des Shipibo-Konibo ? Pur exercice formel ? Performance artistique ? Manifeste identitaire ?
Un terme, il est vrai, sous-tend l’ensemble des productions de l’Amazonie péruvienne : kené, qui signifie « dessin » en langue shipibo-konibo. « Autrefois, l’art du kené était réservé exclusivement aux femmes. C’est à elles qu’il incombait la charge de rendre le monde beau en couvrant de ces tracés géométriques les corps, mais aussi les tissus, les poteries, les bijoux de perles ou les objets en bois. Quelques gouttes du jus de piripiri étaient alors préalablement déposées dans les yeux et le nombril des jeunes femmes pour leur donner la capacité de voir les kené dans leurs visions, leurs rêves et leurs pensées, afin qu’elles puissent les reproduire avec le plus grand soin. Mais les frontières sont aujourd’hui poreuses, et des artistes masculins s’adonnent désormais à la pratique du kené », souligne le commissaire David Dupuis.
Ne nous y trompons pas cependant, car ces œuvres que notre œil occidental a tôt fait de goûter comme de séduisantes compositions graphiques, à la lisière de l’abstraction, revêtent aux yeux des Shipibo Konibo une importance primordiale. « Selon les artistes eux-mêmes, leur créativité leur vient des “maîtres” des plantes qui les guident et leur montrent dans l’expérience visionnaire ce qu’ils doivent peindre et comment le faire », écrit ainsi l’anthropologue péruvienne Luisa Elvira Belaunde dans le passionnant catalogue qui accompagne l’exposition*1.
À L’HEURE DU « TOURISME CHAMANIQUE »
Mais loin de sacrifier à une vision idéale ou passéiste, cette exposition met à mal la thèse selon laquelle les expressions artistiques de ces communautés seraient statiques, immuables et nées exclusivement de l’expérience hallucinogène. Rompant avec les canons de l’art autochtone, une nouvelle génération d’artistes péruviens accède ainsi à la notoriété dès les années 1980 et intègre le marché international en peignant sur de vastes toiles figuratives les mythes et les récits cosmogoniques de leurs ancêtres.
Certes, à l’instar de l’art aborigène, l’intervention d’une personne extérieure à la communauté est à l’origine de ce phénomène. C’est à l’invitation de l’anthropologue colombien Luis Eduardo Luna que l’artiste-chaman Pablo Amaringo (1938-2009) commencera à peindre ses « visions » et s’imposera ainsi comme la figure tutélaire de cette « peinture visionnaire d’Amazonie péruvienne ». Exposées dans de nombreux pays, ses œuvres connaîtront alors un incroyable succès, tandis que son livre Ayahuasca Visions. The Religions Iconography of a Peruvian Shaman publié en 1991, deviendra la bible de tous les artistes psychédéliques du Pérou… et d’ailleurs !
Car s’il est un « événement » qui bousculera davantage encore les mentalités et les conditions de création, c’est bien l’arrivée en masse d’Occidentaux en mal d’exotisme, prêts à expérimenter les rites chamaniques et l’absorption d’ayahuasca, cette plante hallucinogène. Dans le sillage des écrivains William S. Burroughs et Allen Ginsberg (qui cosignent en 1963 l’ouvrage mythique The Yage Letters), nombreux en effet sont ceux qui prendront la route de l’Amazonie péruvienne – dont le cinéaste français d’origine néerlandaise Jan Kounen qui relatera son expérience dans des films de fiction ou de réalité virtuelle, notamment dans le court métrage Ayahuasca – Kosmic Journey que le public peut
visionner à la fin de l’exposition.
Bousculant nos grilles de lectures et notre obsession du « bon goût », bien des œuvres risquent de dérouter le visiteur par leur ésotérisme « New Age » et leur esthétique à la lisière du kitsch. Elles n’en sont pas moins l’expression vivante d’un art qui a su s’adapter avec pragmatisme aux lois du marché international, sans pour autant renier ses racines.
*1 David Dupuis (dir.), Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais et musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2023, 224 pages, 39,90 euros.
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« Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne», 14 novembre 2023-26 mai 2024, musée du quai Branly – Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.