Après deux participations en 2005 et 2009, le Maroc obtient son premier pavillon national à la Biennale de Venise, qui se tiendra du 20 avril au 24 novembre 2024. Nommé commissaire du pavillon, l’artiste et romancier Mahi Binebine reconnaît sa familiarité avec le thème choisi par le commissaire brésilien Adriano Pedrosa : « Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere » (Étrangers partout). Trois artistes femmes ont été sélectionnées pour l’intérêt plastique qu’elles portent à ces questions, comme le résume Mahi Binebine : « Safaa Erruas a travaillé à l’été 2023 sur ce sujet lors d’une résidence de recherche en Suède. En 2022, j’ai assisté à un défilé-performance organisé par Majida Khattari au palais des Ducs de Bragance, à Guimarães [Portugal], sur la question des migrants. Quant à Fatiha Zemmouri, son travail autour de la terre aride est en lien direct avec le thème de la Biennale. »
Pour la plasticienne Safaa Erruas, originaire de Tétouan, la problématique du territoire reste prégnante. « Je viens d’une ville frontière, explique-t-elle en évoquant cette géographie si particulière du Nord marocain. Ici, on est au sud et on regarde vers le nord. La Méditerranée n’est pas un horizon : c’est un mur pour nous. » De là provient un langage plastique travaillant à la fois sur l’intime et les questions de territorialité. En 2006, pour l’exposition collective « Modos de ver » au port d’Algésiras, en Espagne, elle a créé une œuvre monumentale composée d’une structure métallique et de bandes de gaze dans un espace peu enclin à recevoir des installations d’art contemporain. En 2015, pour la Biennale de La Havane (Cuba), elle a conçu une œuvre en forme de fontaine dans laquelle l’eau est remplacée par un miroir sur lequel se reflète un champ de barbelés : « Je pensais que l’Atlantique était un horizon, mais c’est aussi une frontière pour les Cubains. » Privilégiant la blancheur, son univers plastique associe des aiguilles ou des lames de rasoir à des matériaux plus doux, tels que le coton ou la gaze, renvoyant à l’espace intime et à la peau. Familière des installations, Safaa Erruas se concentre sur l’espace alloué au Pavillon marocain : « Une invitation à la création ! »
DÉJOUER L’ORIENTALISME
Occuper l’espace, telle est aussi la préoccupation de la photographe Majida Khattari dont le travail prend forme au travers de défilés-performances qu’elle organise depuis le début de sa carrière : à Paris, en 2001, au Centre Pompidou, puis, en 2012, à l’Institut du monde arabe où ses modèles masculins et féminins étaient revêtus de turbans créés de toutes pièces. « Il y a toujours un côté performatif dans mon travail », indique-t-elle. Cela se retrouve dans ses photographies revisitant les codes de l’esthétique orientaliste. En 2013, pour l’exposition « Luxe, désordre et volupté », présentée à la galerie L’Atelier 21, à Casablanca, elle s’inspire des tableaux de Jean-Auguste-Dominique Ingres et d’Eugène Delacroix : ses mises en scène érotisent les corps ou cherchent à contrer l’orientalisme fantasmé par le regard occidental. Aujourd’hui, Majida Khattari, qui reste fascinée par la peinture occidentale, « de [Nicolas] Poussin à [Eugène] Delacroix, en passant par Le Tintoret », se recentre sur le dessin et la peinture dans un souci constant de brouiller les frontières entre les techniques et les cultures. « Je ne suis pas l’artiste d’une seule pratique », rappelle-t-elle.
DES MATÉRIAUX TROMPEURS
Depuis sa participation à la Biennale de Marrakech, en 2016, où elle avait fait sensation en montrant un immense rocher fait de polystyrène et de plâtre à l’intérieur du palais El Badi, la plasticienne Fatiha Zemmouri s’attache à s’emparer des espaces d’exposition avec des œuvres en deux ou trois dimensions. Prenant la forme d’une installation végétale in situ (« Jonction », Le Comptoir des Mines, Marrakech, 2018) ou d’une dune (« Réparer le monde », musée régional d’Art contemporain (MRAC) Occitanie/ Pyrénées-Méditerranée, Sérignan, 2021), ses pièces monumentales s’ancrent constamment dans un environnement naturel spécifique. Les matériaux sont choisis non pour ce qu’ils représentent, mais pour leur aptitude à créer des effets visuels pouvant aller jusqu’à la distorsion. « Je joue avec les matériaux pour obtenir des effets qui sont toujours trompeurs, résume-t-elle. Comme lorsqu’elle s’attelle à tordre des morceaux de tôle pour l’exposition « Zone franche » présentée à l’Institut des cultures d’islam, à Paris, en 2022, en donnant l’illusion de cartographies froissées. Ayant subi de plein fouet le séisme qui a frappé le sud du Maroc en septembre 2023, elle entend bien poursuivre son exploration de la terre qu’elle façonne aujourd’hui sous la forme de bas-reliefs cinétiques afin de souligner la fragilité du matériau. « J’ai envie de parler de chaos en ce moment, avoue-t-elle. Je suis encore habitée par ce séisme que j’ai vécu de près. »