Vous faites paraître un livre intitulé Timber in Architecture («Le Bois dans l’architecture»), chez Rizzoli. Qu’y montrez-vous ?
Il existe aujourd’hui une mode de l’écologie, mais il ne suffit pas de construire en bois pour être de son temps. Dans l’histoire de l’architecture, on a vu nombre d’architectes, à la Renaissance, pendant la période baroque ou durant le postmodernisme, adopter le style en vigueur, juste pour être à la mode. Je ne suis influencé par aucun style. De nos jours, certains architectes dessinent, par exemple, des structures en bois qui comportent des pièces métalliques, ou même pire, qui pourraient aisément être fabriquées en acier – donc non spécifiques au bois. A contrario, j’ai réuni dans ce livre des projets entièrement en bois pour montrer ce que l’on peut faire à partir de ses qualités intrinsèques, sans parodier d’autres matériaux.
Habituellement, un architecte ne dessine pas la structure d’un bâtiment. Il laisse ce travail à un ingénieur. Je tiens à dessiner moi-même les structures que j’imagine. Par le passé, d’autres – peu nombreux – ont fait de même. Je pense à l’Américain Richard Buckminster Fuller, qui a réalisé des dômes géodésiques, ou à l’Allemand Frei Otto, l’auteur du toit du stade olympique de Munich de 1972. Évidemment, je collabore aussi avec des ingénieurs, mais je tiens à dessiner la structure avant de leur livrer le projet.
Cette inclination pour le bois vient-elle du fait que vous soyez japonais ?
Absolument pas. Ma nationalité n’a rien à voir là-dedans, ni le Japon d’ailleurs. Nombre de pays, de tout temps, ont développé leurs propres techniques de construction, que ce soit la Finlande, la Russie ou le Canada. Chaque pays a ses traditions et a inventé des systèmes d’assemblage entièrement en bois, notamment parce qu’à l’époque, l’acier était cher.
Amorcez-vous toujours un projet par une exploration des qualités intrinsèques d’un matériau ?
Je pars, chaque fois, du matériau lui-même et je cherche une manière de l’employer. Prenez le toit du Centre Pompidou-Metz, c’est une façon originale d’utiliser le bois. J’apprécie les savoir-faire artisanaux et je me suis inspiré, pour l’occasion, d’un chapeau traditionnel chinois en bambou tissé. Ce toit en bois lamellé-collé consiste en un réseau complexe de poutres non pas tissées entre elles, mais superposées les unes aux autres dans les trois dimensions et dans un motif hexagonal. Il est habillé d’une fine membrane en polymère et fibre de verre qui permet à la lumière naturelle de filtrer à l’intérieur.
Y avait-il des architectes dans votre famille ?
Non. Hormis ma mère qui exerçait une activité de création – elle était styliste de mode –, personne, dans ma famille, n’était lié avec le domaine de l’architecture.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez pris conscience de l’espace qui vous entourait ?
Oui, parfaitement : c’était à l’école maternelle. Nous avions des jeux de construction constitués de gros blocs en bois. Dans la cour, il y avait une sorte de tunnel où j’allais souvent me réfugier. J’adorais regarder la lumière naturelle qui passait à travers les interstices. Ce jeu entre l’ombre et la lumière m’interpellait beaucoup. L’ombre est aussi une notion très importante pour comprendre un espace.
Quels sont vos premiers souvenirs d’architecture ?
Je pense plus particulièrement à deux événements. Le premier, c’était dans notre maison à Tokyo. Ma mère, qui était donc styliste, faisait souvent appel à des couturières venant de la campagne. Comme elles n’avaient pas d’argent pour se payer un logement, elles dormaient chez nous. Ma mère avait chargé un charpentier de concevoir un dortoir. Il n’y avait alors pas d’outils électriques et le charpentier faisait tout à la main. J’étais fasciné par ce qu’il pouvait réaliser avec du bois. Il faisait tout, depuis la structure du dortoir jusqu’au mobilier. C’était magique ! Je l’observais sans cesse. Parfois, j’utilisais ses outils, sur des chutes de bois. À l’époque, je ne connaissais pas le métier d’architecte et je croyais qu’il fallait être charpentier pour dessiner une maison. Si bien qu’au début je voulais être charpentier.
Et votre second souvenir ?
Il date d’un peu plus tard, je devais avoir 14 ou 15 ans. À l’école, le professeur de dessin nous avait demandé de réaliser une maquette du lieu où l’on habitait. Je me rappelle avoir utilisé du carton et des morceaux de tissu. J’avais fait les choses bien : il y avait même le jardin avec les arbres et, dans la maison, de la lumière grâce à une petite ampoule électrique. Ma maquette avait d’ailleurs été exposée dans le hall de l’école.
Pourquoi avez-vous choisi d’aller étudier aux États-Unis ?
À Tokyo, j’avais commencé une école d’art et je suis tombé un jour sur un livre de l’architecte américain John Hejduk, Education of an architect. A Point of View. Celui-ci était non seulement professeur à la fameuse Cooper Union School of Art and Architecture, à New York, mais il en était aussi le directeur. Son concept d’enseignement, très original, m’avait séduit, et j’ai fait des pieds et des mains pour aller dans cette école. J’ai demandé par courrier un formulaire de candidature, mais n’ai reçu aucune réponse. Puis j’ai appris qu’ils n’acceptaient pas les étudiants étrangers, sauf s’ils avaient déjà étudié aux États-Unis. J’ai donc fait le tour des écoles sur la côte Ouest et j’ai opté pour SCI-Arc [le Southern California Institute of Architecture, à Los Angeles, fondé en 1972]. L’école était alors toute jeune et avait investi une ancienne usine. Beaucoup de très bons architectes y enseignaient, tels Raymond Kappe, le fondateur de l’école, ou Thom Mayne, futur Pritzker Architecture Prize [en 2005].
Ce crochet par Los Angeles semble avoir été primordial dans votre parcours.
Mon parcours n’aurait certainement pas été le même. À Los Angeles, j’ai pu voir les œuvres d’architectes originaires d’Autriche comme Rudolf Schindler ou Richard Neutra, anciens élèves d’Otto Wagner. J’y ai découvert également le programme des Case Study Houses, une expérience architecturale développée à la fin des années 1940 et dans les années 1950, principalement autour de Los Angeles. Ce programme visait à construire des maisons modernes et économiques. Il m’a profondément marqué et a eu une très grande influence sur mon travail. La maison conçue par Charles Eames [la Case Study House no 8] dans le quartier de Pacific Palisades m’a particulièrement fasciné.
Après ce détour californien, vous entrez finalement à la Cooper Union. Comment cela s’est-il passé ?
Des gens qui n’étaient pas du tout connus à l’époque y enseignaient, comme l’Américain Ricardo Scofidio, qui fondera plus tard, avec sa femme Elizabeth Diller, l’agence Diller Scofidio, ou le Suisse Bernard Tschumi, qui n’était alors que professeur d’histoire et n’avait encore rien construit – c’était avant qu’il ne remporte son premier concours, l’aménagement du parc de La Villette, à Paris. Il y avait aussi l’architecte américain Peter Eisenman, que je n’aimais pas beaucoup, à vrai dire. Je trouvais qu’il pratiquait sur nous du lavage de cerveau. Je l’appréciais d’autant moins qu’il avait décrété que mon nom – Shigeru Ban – était imprononçable et qu’il avait décidé, à la place, de m’appeler… « Sugar Bear » [ Ours en sucre ]!
Vous interrompez néanmoins vos études pour aller travailler, à Tokyo, chez un maître de l’architecture nipponne, Arata Isozaki. Pourquoi ?
L’enseignement à la Cooper Union était très intense. J’ai décidé de prendre une année sabbatique et suis retourné au Japon. Mais c’est précisément le moment où Arata Isozaki a changé de style pour embrasser le postmodernisme. C’était très différent de ce que je m’étais imaginé, mais je suis quand même resté. D’une part, parce qu’Isozaki était à cette époque, la première moitié des années 1980, une personnalité reconnue et que son agence attirait beaucoup d’architectes extrêmement intelligents venus de tous les pays, avec lesquels les échanges étaient passionnants. D’autre part, parce qu’il a été l’un des premiers architectes japonais à tenter des concours à l’étranger. À son époque, Kenzō Tange, par exemple, n’avait pas besoin de faire de concours, moins encore à l’étranger, tant il y avait de travail au Japon. Chez Isozaki, j’ai plus appris sur la manière de concourir à l’international que sur l’architecture en tant que telle.
À la suite de cette expérience, vous repartez outre-Atlantique achever votre cursus américain.
Oui. Mes relations avec Peter Eisenman ne se sont pas améliorées, ni avec d’autres professeurs d’ailleurs. J’avais beaucoup d’ennemis. Si bien que lorsque le photographe d’architecture japonais Yukio Futagawa, le fondateur du célèbre magazine GA Global Architecture, m’a proposé d’être son assistant pendant un mois, j’ai accepté et je suis parti avec lui en Finlande. C’est là que j’ai découvert Alvar Aalto. J’avais vu son travail dans des livres et, à l’époque, je ne comprenais pas pourquoi il bénéficiait d’une telle réputation. D’autant que l’idéologie de John Hejduk, à la Cooper Union, était plutôt en faveur du style international. Il ne jurait que par Le Corbusier et [Ludwig] Mies van der Rohe. Les professeurs ne s’étendaient pas sur d’autres architectes, comme Frank Lloyd Wright, dont j’ai découvert le travail par la suite. Nous étions totalement conditionnés. Lorsque je suis arrivé en Finlande, je suis réellement tombé des nues. J’ai vu les réalisations d’Alvar Aalto et j’ai compris la manière incroyable dont elles s’inscrivent dans le paysage, alors que les architectes du style international, eux, n’avaient cure du contexte !
Puis vous retournez au Japon !
J’ai achevé mes études et je suis revenu à Tokyo en1985, notamment parce que ma mère m’avait demandé de lui aménager des locaux. Exit mon rêve de faire ma vie aux États-Unis ! Au Japon, j’ai commencé à avoir quelques commandes, alors que je n’avais finalement pas vraiment de pratique en tant qu’architecte. Certes, je pouvais dessiner une maison, faire des maquettes pour convaincre, mais de là à construire…
Vous organisez également une exposition sur Alvar Aalto.
Effectivement. Le responsable de la galerie Axis, spécialiste de l’architecture à Tokyo, m’a proposé d’être commissaire d’exposition. J’ai d’abord conçu une présentation sur Judith Turner, une photographe américaine célèbre notamment pour avoir réalisé les clichés du fameux livre Five Architects, sur les œuvres de Peter Eisenman, Michael Graves, Charles Gwathmey, John Hejduk et Richard Meier. Puis j’ai imaginé la scénographie d’une exposition sur Alvar Aalto qui avait été organisée par le MoMA [Museum of Modern Art], à New York, et comprenait surtout des pièces en verre et du mobilier. Il s’agissait d’un événement temporaire avec un budget très limité, aussi ai-je utilisé, comme alternative au bois, des tubes en carton recyclé. C’était un matériau peu coûteux qui existait dans toutes les dimensions. Je peux dire que sans Alvar Aalto et sans cette proposition du galeriste, jamais je n’aurais employé le tube de carton. C’est à ce moment que j’ai commencé à explorer « l’architecture de papier ». Soit dit en passant, on affirme souvent qu’il est normal que je construise des maisons en papier, car je suis japonais. Mais au Japon, le papier n’a jamais été utilisé comme matériau de construction. Il sert seulement à faire des cloisons ou des paravents. Avec le tube de carton, il est devenu un matériau de construction.
Un matériau de construction entériné dans bien des circonstances tragiques…
Le moment où j’ai commencé à explorer les possibilités du tube de carton a concordé à une période de ma vie où j’étais las d’imaginer des projets uniquement pour des gens privilégiés. J’estimais que ma responsabilité d’architecte était aussi de construire pour la société, de créer des abris pour des gens pauvres ou dans le besoin, ceux qui perdent leur maison dans un tremblement de terre ou parce qu’ils sont contraints de la quitter. Je voulais utiliser mon expérience pour eux, car l’architecture, à mon sens, c’est d’abord et avant tout un toit. C’est ma raison d’être. J’ai commencé, en 1994, à concevoir des maisons temporaires pour les réfugiés du Rwanda. L’année suivante, il y a eu, au Japon, le grand séisme de Kobe. Puis cela s’est enchaîné. Cela fait trente ans maintenant que je travaille sur ce sujet.
En trois décennies, cette architecture de crise que vous nommez « Disaster Relief » [Secours en cas de catastrophe] a-t-elle beaucoup évolué ?
Nous avons œuvré, à la suite de différents séismes, en Nouvelle-Zélande, en Turquie, en Syrie ou, récemment, au Maroc, au Japon et également à Hawaï, pour des dégâts causés respectivement par des pluies torrentielles et des incendies sauvages. Sans oublier les populations déplacées, comme en Ukraine actuellement. La conception d’abris temporaires dépend évidemment du contexte et du climat, mais aussi de la durée de vie de ces habitats – pensés, à l’origine, comme éphémères, mais qui durent souvent beaucoup plus longtemps que prévu. Or, cette durée qui s’étire ne figure dans aucun cahier des charges. « Habitat temporaire » signifie quand même : conception basique, petite surface et matériaux non permanents, donc moins solides. Dans les situations d’urgence, il s’agit surtout d’améliorer rapidement les conditions de vie de gens qui n’ont plus rien. C’est pourquoi, au fil du temps, ce qui conduit la recherche est moins une amélioration du confort que le moyen de multiplier ces maisons en grande quantité et en très peu de temps.
Êtes-vous plutôt cahier des charges strict ou page blanche ?
Personnellement, j’aime avoir des problèmes; je veux dire des problèmes à résoudre, que ce soient les spécificités d’un site, le budget ou autre. Je ne peux rien dessiner si l’on me donne carte blanche. Je m’arrange donc toujours pour débusquer des problèmes que je résoudrai ensuite par le dessin. C’est, pour moi, la condition sine qua non de tout projet.
Vous avez construit un grand nombre de musées à travers le monde. Est-ce une typologie particulière ?
Lorsqu’il s’agit de dessiner un musée ressort systématiquement la même question : black box ou white cube ? Ce débat, en réalité, ne m’intéresse pas. Les demandes sont toujours différentes. Je préfère m’attacher en priorité au cahier des charges et au contexte. Pour le Oïta Prefectural Art Museum, au Japon, j’ai ouvert entièrement le musée sur la ville, au sens propre comme au figuré. Pour le Centre Pompidou-Metz, la problématique concernait notamment la possibilité d’exposer les œuvres de grande dimension de la collection, ce que la maison-mère, à Paris, ne pouvait pas faire à cause des contraintes de hauteur dans les étages. À Metz, les trois galeries du musée arborent de belles hauteurs sous plafond, sans oublier le gigantesque hall d’entrée qui permet l’exposition d’œuvres monumentales.
Les artistes vous inspirent-ils ? Lesquels ?
J’aime beaucoup l’Américain Richard Serra. C’est un artiste très contextuel. On a d’abord l’impression, en regardant une de ses œuvres, que ce n’est qu’une pièce de métal, or, il propose toute une réflexion derrière. Il suffit de se promener à l’intérieur pour comprendre que tout a été pensé – telle hauteur, tel axe de courbe, telle inclinaison… – pour s’intégrer parfaitement au site. Le styliste Issey Miyake est une autre personnalité que j’apprécie beaucoup. J’adore la manière dont il utilise les matériaux. Lorsqu’il conçoit un vêtement, il ne dessine pas une forme mais façonne une matière à laquelle il va attribuer une fonction. C’est une méthode de création bien singulière.
En parallèle de votre activité d’architecte, vous tenez à l’enseignement. En quoi est-ce important pour vous ?
J’enseigne pour deux raisons. D’abord parce que je n’ai pas pu transmettre aux États-Unis ce que j’ai appris à la Cooper Union, ayant amorcé mon activité au Japon. Je veux à présent l’enseigner à la nouvelle génération. La seconde raison est que je peux faire travailler gratuitement les étudiants sur mes projets [rires]. Trêve de plaisanterie : créer un habitat d’urgence est un exercice d’architecture stimulant. En outre, les réseaux étudiants sont bien développés à l’international et, a fortiori, d’une grande aide dans les pays touchés par des catastrophes. C’était ainsi le cas au Maroc. J’étais hier au Caire, avec les responsables de l’école d’architecture de l’American University in Cairo, pour évoquer un projet d’habitats à destination des populations déplacées de la bande de Gaza récemment arrivées en Égypte. Bien sûr, dans le futur, il faudra songer à la reconstruction de la ville. Mais auparavant, il faut améliorer les conditions de vie des déplacés. Une situation qui ne concerne malheureusement pas uniquement Gaza...
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Laura Britton et Vittorio Lovato (éd.), Shiberu Ban. Timber in architecture, New York, Rizzoli, 2022, 272 pages, en anglais, 75 dollars (68 euros).