C’est une exposition sur les pierres qui commence par des ronds dans l’eau, ceux de Gino De Dominicis avec ses Tentatives de former des carrés au lieu de cercles autour d’une pierre qui tombe dans l’eau et ceux d’Hugues Reip avec ses très sculpturaux Ricochets dans la citerne de la Villa Médicis, à Rome – lui-même est un collectionneur de pierres passionné.
« Au bord d’un lac / On s’amusa à faire des ricochets / Avec des cailloux plats / Sur l’eau qui dansait à peine », écrivait Guillaume Apollinaire dans «La Maison des morts», des vers cités dans le riche catalogue de l’exposition 1* . Ce prologue, dans la citerne de la Villa Médicis, invite à plonger dans le monde souterrain des minéraux et à explorer leurs mystères, guidé par des phrases de Roger Caillois qui structurent la promenade ainsi que par des pierres de sa collection choisies par Hugues Reip. Celle-ci est récemment entrée au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, grâce au soutien de Van Cleef & Arpels, également mécène d’« Histoires de pierres ». « Nous avons voulu faire une exposition de géologie qui n’en soit pas une, qui mêle l’ancien et le contemporain, où l’on puisse se promener dans l’histoire de l’art », explique Sam Stourdzé, commissaire avec Jean de Loisy. Il faut alors se laisser porter par le plaisir de la découverte, de rapprochements inattendus et d’une traversée du temps.
Des pierres semées dans l'histoire des arts
Les mots de Roger Caillois sont bien connus : « Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le diamantaire… ». Ce sont ces pierres que l’on découvre dans une vitrine manifeste qui réunit l’une des plus anciennes connues, datée de 4,4 milliards d’années, le zircon des Jack Hills, des perles de caverne recueillies par Evariste Richer dans une cuillère d’argent (Je suis une caverne) et l’un des premiers daguerréotypes montrant des coquillages et des ammonites, réflexion sur le temps à travers le médium photographique. Sur un ton plus léger – peut-être –, Stéphane Thidet expose un peu plus loin une bibliothèque de pierres sèches (Sans titre [Je crois qu’il y avait une maison, il me semble y avoir vécu], 2010). Chacune d’elles recèle mille secrets, comme un palais de la mémoire dans une version provençale.
C’est aussi le lien entre les pierres et l’architecture que fait l’artiste et architecte Wenzel Hablik (1881- 1934). Le souvenir d’un fragment de cristal ramassé dans une forêt quand il était enfant, et que l’on peut voir dans l’exposition à côté de ses dessins d’Architectures cristallines, a été pour lui la source d’une réflexion fondatrice. Son influence a touché jusqu’aux artistes du Bauhaus et des photographes comme Karl Blossfeldt ou Albert Renger-Patzsch. Les effets d’analogie ne s’arrêtent pas à l’architecture. On reconnaît des corps étranges et monstrueux dans les gogottes de Fontainebleau : « Un courant souterrain filtrant à travers le sable a formé lentement ces grandes larmes de pierres figées dans une fuite qui fut toujours éperdue et toujours immobile », écrit encore Roger Caillois à leur propos. L’exposition a également été l’occasion d’une commande passée au photographe Pieter Hugo pour évoquer le Makapansgat Pebble, une pierre sur laquelle on peut lire les traits d’un visage. Il fut révélé que cet objet découvert en Afrique du Sud, en 1925, dans la sépulture d’un australopithèque provenait de plusieurs centaines de kilomètres de là. Objet magique ? Premier portrait ?
On dit parfois que certaines pierres ont un lien avec le monde divin, par exemple les pierres levées bretonnes du vie siècle ou les pierres à cupules du Paléolithique. L’exposition réunit aussi un ensemble de pierres à magie du Vanuatu – la fascination pour les pierres ne connaît pas de frontières. Et puis il y a les pierres dans la peinture, comme l’extraordinaire Saint Jérôme en extase (vers 1475-1500), attribué à Lucas Signorelli, qui tient une pierre sur son cœur. Un étrange spectacle apparaît dans les images de Parviz Kimiavi, cinéaste iranien qui a filmé le berger Dervish Khan dans le désert de Lout en 1976. L’homme danse au milieu d’un énigmatique autel auquel des pierres sont suspendues et volent avec lui dans le vent.
Le parcours s’achève avec une pierre contemporaine, la Ford-tite d’Agnieszka Kurant, réalisée avec des chutes de peinture glanées dans une usine automobile, autre vision du temps raccourci en une image. Une photographie de Jacques Grison pourrait donner le mot de la fin. Prise à Berlin, elle montre le buste endommagé pendant la Seconde Guerre mondiale d’Arcellino Salvago par Antonio della Porta (vers 1500) : une gueule cassée du Bode Museum, à Berlin, signe des sédimentations de l’histoire. Le temps des humains après celui des pierres. Les époques, les images et les pratiques se mêlent. On aurait envie de s’arrêter devant chacun des 200 objets exposés pour en découvrir l’histoire et écouter mille échos résonner entre eux. Une façon comme une autre de ramasser des cailloux sur la plage.
1* Sam Stourdzé et Jean de Loisy (dir.), Histoires de pierres, 2023, Paris, delpire & co, Rome, Villa Médicis, 288 pages, 46 euros.
«Histoires de pierres», 13 octobre 2023-14 janvier 2024, Académie de France à Rome – Villa Médicis, Viale della Trinità dei Monti, 1, 00187 Rome, Italie, villamedici.it/fr