Au début des années 1920, l’énergie de son mythique directeur Andry-Farcy a hissé le musée de Grenoble au rang de premier musée d’Art moderne en France. Ses successeurs ont chacun repris le flambeau, enrichissant avec passion cette collection exceptionnelle. Dernier d’entre eux, Guy Tosatto, dont la discrétion égale le talent et la finesse, a entretenu pendant vingt ans l’aura de cette institution. Une expression artistique a néanmoins été délaissée au cours de cette glorieuse histoire : la photographie. Ce fait est loin d’être isolé. Le huitième art a longtemps été négligé par les musées français. Si quelques clichés étoffent le fonds du musée de Grenoble, ils ne présentent pas de véritable cohérence.
Le directeur a cet « angle mort » en tête quand, en 2019, Antoine de Galbert, qui dévoile alors une partie de sa collection au musée dans le cadre de l’exposition « Souvenirs de voyage *1 », lui exprime son souhait de soutenir le développement des fonds du musée. « Depuis la fermeture de La maison rouge en 2018, souligne le collectionneur grenoblois, je voulais orienter le budget de la Fondation Antoine de Galbert vers une chose qui me tient à cœur : l’enrichissement des collections publiques. » Quatre ans, quelques éditions de Paris Photo et ventes aux enchères plus tard, 270 œuvres de 95 artistes sont venues s’ajouter aux réserves du musée. Un tiers provient de la collection d’Antoine de Galbert et les deux autres de sa Fondation.
UNE CONSTELLATION DE TÉMOIGNAGES
Ses choix étonneront peut-être ceux qui connaissent le goût du collectionneur pour l’art brut, primitif ou populaire. Il laisse ici libre cours à son intérêt pour l’histoire et la géopolitique, privilégiant ce qu’il appelle
la « photographie-témoignage ». De la Seconde Guerre mondiale à nos jours, ces images forment une radiographie de notre époque. Un sombre panorama, mais qui ne tombe jamais dans une violence crue ou un certain sensationnalisme. Des œuvres laissent au contraire entrevoir l’impudence parfois ironique du regard d’Antoine de Galbert, lorsqu’il met en avant, par exemple, les montages tragicomiques de l’artiste égyptien Aalam dans lesquels des portraits de despotes sont détournés et placés au sein de situations quotidiennes plutôt cocasses. L’ensemble répond à la volonté de Guy Tosatto que « cette collection garde la sensibilité d’Antoine [de Galbert], la liberté, l’impertinence, l’engagement et l’originalité de son approche ».
En hommage à cette aventure commune qui s’est clôturée avec le départ à la retraite de Guy Tosatto en 2023, l’exposition « Une histoire d’images » donne à voir la quasi-totalité des œuvres acquises par le musée grâce à Antoine de Galbert. Sur les murs roses de la première salle, un patchwork d’images offre un avant-goût de l’état d’esprit de cette collection. Une photo de rue de Lisette Model côtoie les soldats sans tête d’Erwan Venn, tandis qu’un portrait de Lénine tenu par des mains anonymes regarde El Grito de la muerte (« le cri de la mort »), immortalisé en 1985 par la photographe mexicaine Yolanda Andrade. Cette constellation de clichés évoque autant la profusion d’images dans laquelle nous vivons que le fatras de l’histoire. À travers ce prisme d’un état du monde, le fonds permet un dialogue entre une grande diversité d’auteurs et de genres – photojournalisme, documentaire ainsi que des approches plus conceptuelles –, avec l’image pour fil rouge. Porté par une scénographie aérée pensée sur le modèle d’un accrochage de peinture, le parcours des salles suivantes n’adhère quant à lui à aucune chronologie : « Nous ne voulions pas écrire une histoire, mais plutôt montrer qu’il y a autant de manières d’écrire l’histoire qu’il y a d’images. »
PRENDRE DU RECUL
Bien qu’aucun chapitre ni texte de salle ne viennent classer ces images, des thématiques et géographies se dessinent. La dureté de l’histoire est omniprésente, et notamment les séquelles de la guerre, que Guillaume Herbaut confronte à la poésie du paysage japonais lorsqu’il photographie les hibakusha (« survivants ») de la bombe Fat Man. La religion, les migrations, la condition féminine sont d’autres questions soulevées. Des pays sont aussi mis en lumière : la Grande-Bretagne thatchérienne, l’Afrique du Sud de l’apartheid ou encore le sort des anciens blocs de l’Est. La salle consacrée à l’Ukraine sonne comme une prémonition au conflit en cours. La série de portraits de Wiktoria Wojciechowska – la première acquisition de ce fonds – donne la parole aux soldats de la guerre du Donbass, qui s’est prolongée jusqu’en février 2022. Ses commissaires le
soulignent, « Une histoire d’images » n’est pas une exposition d’actualité. Pour Guy Tosatto, la force de ces photographies est de faire un pas de côté par rapport aux événements présents, d’évoquer des choses passées pour permettre un certain recul. Antoine de Galbert soutient quant à lui que l’actualité « tue la création » dans le sens où une œuvre ne peut être que politique : « Il faut avant tout que l’œuvre existe et qu’ensuite un contenu politique apparaisse. »
On ne peut bien sûr s’empêcher de penser aux absents de ce panorama, comme le mouvement américain des droits civiques, les luttes LGBT ou encore l’épidémie du sida – quand une salle est consacrée au coronavirus. Toutefois, comme le souligne Guy Tosatto, leur ambition n’a jamais été l’exhaustivité : « Nous n’avions pas les moyens de faire une anthologie, mais nous avons à la place une collection unique qui conserve le regard de son initiateur. » Et d’ailleurs, n’est-ce pas le propre d’une collection muséale de sans cesse réfléchir à ses pièces manquantes ? Ces « lacunes »,si l’on peut les nommer ainsi, sont finalement une invitation à continuer d’enrichir ce fonds, lequel livre déjà un vaste panorama des multitudes de langages photographiques nous racontant le monde. « Une histoire d’images » est une plongée vertigineuse dans le XXe siècle, observé à travers les yeux d’Antoine de Galbert. Elle est aussi le reflet d’une amitié entre un amateur privé et un directeur d’institution qui, partis de zéro, ont réussi à créer une collection de photographies d’une incroyable richesse. Guy Tosatto a pu quitter le musée avec la certitude d’une dernière mission largement accomplie.
*1 « Souvenirs de voyage. La collection Antoine de Galbert », 27 avril - 28 juillet 2019, musée de Grenoble.
-
« Une histoire d’images », 16 décembre 2023 - 3 mars 2024, musée de Grenoble, 5, place Lavalette, 38000 Grenoble.