Lorsqu’on travaille dans une galerie, il y a une grande proximité, une proximité quotidienne, avec les œuvres. C’est toujours émouvant. Peu après mon arrivée en 2013, j’ai découvert Fenêtre (1981) de Pierre Buraglio [né en 1939] dans les réserves, parmi d’autres trésors, notamment plusieurs pièces de la même série. Elle est emblématique de la galerie. Dès 1980, après son installation rue Quincampoix [dans le 4e arrondissement], Jean Fournier [1922-2006] a exposé les premières Fenêtres (certaines ont alors été acquises par le musée national d’Art moderne – Centre Pompidou, à Paris). Cette série est très particulière, on pourrait presque passer à côté. La collecte, l’allusion à l’artisanat – le grand-père de Pierre Buraglio était maçon – sont primordiales. Il récupère des montants de fenêtres, les sélectionne, les tronque. Puis il mastique des verres colorés qu’il fait fabriquer et qui apportent une forme de préciosité à l’œuvre. Il est donc question de couleur, si chère à Jean Fournier ! Dans cette Fenêtre, la tonalité verte est magnifique : sombre, profonde. Les Fenêtres de Pierre Buraglio sont toujours accrochées à distance du mur, grâce à des pitons, pour jouer avec l’ombre portée et la lumière projetée, comme un écart avec le tableau. C’est de la peinture sans peinture. La tension entre la rusticité et la douceur est dépourvue d’autorité, de dogmatisme. Toute l’œuvre de Pierre Buraglio est comme ça. Un vantail est un objet banal et pourtant il parvient à le sublimer. Désormais, lorsque je vois une fenêtre ancienne, je pense à cette série !
Un artiste d'avant-garde
Pierre Buraglio occupe une place spéciale dans l’histoire de la galerie. Quand Jean Fournier a repéré son travail dans les années 1960 (la première exposition personnelle est plus tardive : 1977), il était un jeune artiste d’avant-garde, proche de Michel Parmentier, le cofondateur de BMPT, et des futurs membres de Supports/Surfaces, qui réfléchissaient à la matérialité de la peinture. Avec eux, il a contribué à tout remettre à plat, combinant ses idéaux politiques – il a été militant communiste et rotativiste dans une imprimerie – à une grande ambition esthétique. Jean Fournier, passionné de peinture, s’est montré curieux de ces approches révolutionnaires. Il était un homme d’action. Et il avait en face de lui une génération très active. Ça me fascine, car aujourd’hui, on est dans une époque de compromis, on fait très attention à ce que l’on dit… J’ai le sentiment que lorsque Jean Fournier a rencontré Michel Parmentier, Claude Viallat, Pierre Buraglio, ça y allait ! En même temps, je pense qu’il était sensible au raffinement de ce dernier.
Donc, à son arrivée chez Jean Fournier, Pierre Buraglio appartenait à cette nouvelle génération tout en étant lié à des artistes plus âgés que lui comme Simon Hantaï ou Shirley Jaffe. Petit à petit, son statut a bien sûr évolué. Il est lui-même devenu un artiste historique dont l’œuvre était regardée par des jeunes, à l’instar de Dominique De Beir, qui a été son élève aux Beaux-Arts de Paris. Elle a exposé une première fois à la galerie à l’occasion d’une carte blanche à l’artiste en 2015. Une sorte de passage de relais ! J’ai alors eu très envie de travailler avec elle et je l’ai fait entrer à la galerie. Elle parle de dessin et de peinture, mais avec ses moyens propres, en réinterprétant le rapport à l’artisanat, à l’outil. C’était une prise de risque de la représenter, son travail est très différent de ce qui était montré d’ordinaire à la galerie. Mais les collectionneurs ont suivi !
Un tressage entre passé et présent
Ma rencontre avec Pierre Buraglio a eu lieu en 2000 au musée des Beaux-Arts de Tourcoing. J’étais assistante de conservation. Il était venu en compagnie de Shirley Jaffe, justement, voir l’exposition « Philippe Richard – Peter Soriano : peintures, sculptures, 1990-2000 ». Je leur ai fait la visite. Ensuite, Pierre Burgalio a été le premier artiste vivant avec lequel j’ai travaillé au musée Matisse [au Cateau-Cambrésis] pour l’exposition «Pierre Buraglio : auparavant, autour » en 2004. J’ai compris la profondeur de son œuvre, sa complexité, à ce moment-là. Sa série des Fenêtres a évidemment une parenté avec les fenêtres d’Henri Matisse et surtout avec ses papiers découpés – toujours la peinture sans peinture ! C’est aussi un pied de nez à la fameuse définition du tableau par Leon Battista Alberti en 1435 : « Une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». Pierre Buraglio remonte à la source avec culot : qu’est-ce qu’un tableau? Un cadrage, un point de vue, bien sûr, mais avant tout une fenêtre. Dans la série, un certain nombre des verres colorés choisis par l’artiste sont bleus, en référence à la tradition occidentale et plus particulièrement au ciel du Christ en croix de Philippe de Champaigne [1674]. Il n’y a pas du tout l’idée, chez lui, de la table rase, au contraire ! Quand j’étais conservatrice au musée Matisse, j’y ai également reçu Jean Fournier. Il adorait la Renaissance italienne et était fou d’Henri Matisse dont il avait exposé les planches du livre Jazz. L’intérêt que tous deux avaient pour l’histoire de l’art les a rapprochés.
La cohérence de Jean Fournier, de ce point de vue, est formidable ! Il y a une ligne, une identité, mais nourrie de sources multiples. Pour moi, qui viens des musées, il était important de mettre en avant ce tressage entre passé et présent. Avec cette galerie, inutile de faire du storytelling, tout est là ! Son histoire est si riche qu’il est facile de relier les artistes les uns aux autres. Tous les ans, depuis que je dirige la galerie, nous avons organisé une exposition historique ou thématique. Je voulais montrer des œuvres oubliées, ou rarement vues, du fonds – constitué par Jean Fournier au gré des achats, des échanges, des dons – et éclairer certaines périodes méconnues. Avec le critique d’art Romain Mathieu, nous avons ainsi conçu «Incontri» en 2019, un programme dont le but était de faire dialoguer Pierre Buraglio avec des œuvres du fonds signées Sam Francis, James Bishop, Shirley Jaffe ou Simon Hantaï. J’ai aussi imaginé « Pensées Pierres » en 2022, une exposition collective qui confrontait Simon Hantaï à Guillaume Dégé, Christophe Robe ou Armelle de Sainte Marie. Ça a été très stimulant de valoriser ce fonds que l’on a toujours considéré comme une collection. D’ailleurs, j’ai régulièrement accordé des prêts aux musées du monde entier – à l’exemple de cette Fenêtre – et j’ai continué à l’enrichir en rachetant des œuvres à des collectionneurs ou en ventes publiques, à la manière d’un conservateur de musée.