C’est la rencontre entre deux monuments. D’un côté, la cathédrale Notre-Dame de Rouen, joyau de l’art gothique construit entre le XIIe et le XVIe siècle, de l’autre, Robert Wilson, 82 ans, géant du théâtre expérimental à qui l’on doit notamment l’opéra Einstein on the Beach et les mises en scène de La Dernière Bande de Samuel Beckett, L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Faust de Johann Wolfgang von Goethe, L’Odyssée d’Homère, ou encore Madame Butterfly de Giacomo Puccini.
C’est Philippe Platel qui a joué les entremetteurs. En mars 2022, le directeur du Festival pluridisciplinaire Normandie impressionniste convie son ami « Bob » à Rouen, pour explorer avec lui différentes pistes d’intervention en prévision de l’édition 2024 de la manifestation normande. Théâtre, danse, opéra ? En passant devant la cathédrale, le français rappelle à son invité américain la série de peintures de Claude Monet, réalisée de 1892 à 1894, sur les effets fugitifs de la lumière sur la façade en pierre. Le mot magique est lâché. « Une des clés de tout mon travail est la lumière, résume Bob Wilson. J’ai eu la chance, lors de ma première année d’études en architecture, d’entendre parler l’architecte Louis Kahn. Il nous a dit : “Les étudiants, je commence toujours par la lumière.” Ces mots ont eu une profonde influence sur moi et sur ma réflexion.»
Ballet visuel
Pour Normandie impressionniste, Bob Wilson a repris Cathédrale de lumière, le dispositif estival gratuit destiné au grand public. Un système de projection vidéo d’images dynamiques qui épousent parfaitement les contours du fronton de l’édifice. Baptisé Star and Stone : a Kind of Love… Some Say, le son et lumière de vingt-cinq minutes est composé de neuf séquences. Chacune est accompagnée d’une Étude pour piano de Philip Glass et d’extraits de textes de la poétesse africaine-américaine Maya Angelou (1928-2014), lus en français et en anglais par la comédienne Isabelle Huppert.
Lorsqu’on lui demande comment il a conçu ce ballet visuel, Bob Wilson attrape son porte-bloc avec des pages vierges, sort de sa veste un feutre noir et commence à former une grille. «Ma mère a toujours dit : “Bob pense en dessinant”, confie-t-il tout en traçant des lignes sur la feuille. Imaginons que cette grille représente un bâtiment. Chaque personne va aménager à l’intérieur son appartement selon ses préférences. Mais l’ensemble tient debout grâce à une mégastructure. J’ai fait la même chose pour ce spectacle. Je pars d’une forme très stricte, mais le plus important, c’est ce qu’on met dedans. Pour le contenu, j’ai pensé aux trois façons dont les peintres mesuraient traditionnellement l’espace : le portrait, la nature morte et le paysage.»
Au sein de la matrice agencée par Bob Wilson, les spectateurs se laisseront subjuguer par des coulées de lave, des vagues, des explosions, des écroulements, un léopard en mouvement… Autant de scènes qui illustreront des thématiques contemporaines. «À l’époque médiévale, la cathédrale était le centre du village, un endroit où les artistes pouvaient montrer leurs œuvres, où les musiciens jouaient. Tous pouvaient en franchir les portes, riches comme pauvres. Nos communautés ont besoin de quelque chose qui ressemble à ce qu’était la cathédrale. Je la considère comme un cube de cristal au cœur d’une pomme. Elle peut refléter l’univers, être une fenêtre sur le monde.»
Le message de Star and Stone : a Kind of Love… Some Say repose en grande partie sur les poèmes de Maya Angelou, «Still I Rise» et «Phenomenal Woman», manifestations du militantisme féministe de cette descendante d’esclave dont les livres sont au programme des écoles aux États-Unis. «Je suis né à Waco, au Texas, rappelle Bob Wilson. J’ai grandi dans une communauté très conservatrice et raciste. Je me suis beaucoup intéressé à la culture africaine-américaine, notamment aux negro spirituals qui sont à la racine de la musique américaine. Des hommes et des femmes battus, asservis, enchaînés, n’ayant pas le droit de lire un autre livre que la Bible, ont chanté l’espoir, ont cherché la lumière au cœur des ténèbres. Maya Angelou a déclaré : “Dieu a créé les arcs-en-ciel pour chasser les nuages.” Il est important qu’on entende sa voix. Surtout en cette période compliquée que nous vivons, où la haine se propage à l’échelle mondiale.»
Bob Wilson est un vieux maître toujours visionnaire. Son premier choc esthétique est une œuvre de Jackson Pollock découvert à Houston, au Texas, au sein de la collection de Dominique de Ménil. «J’étais jeune, je ne connaissais rien à l’art, se souvient-il. Ce tableau m’a marqué. Je n’avais jamais pensé l’espace de cette manière. L’autre “secousse” est une toile de Barnett Newman peinte en 1947. Elle mesure environ 3 mètres de haut. Elle est vierge et traversée par une seule bande noire verticale. Pour moi, le temps est une ligne verticale qui s’élève vers les cieux et descend au centre de la Terre. L’espace, lui, est une ligne horizontale. Ensemble, ces lignes dessinent une croix, l’architecture à la base de tout. Il suffit de regarder le plan d’une cathédrale.»
Point de bascule
Quand il était jeune, Bob Wilson voulait être peintre. Après avoir étudié à l’université du Texas et au Pratt Institute de Brooklyn, à New York, il suit à 22 ans l’enseignement à Paris de l’artiste expressionniste abstrait George McNeil (1908-1995), «un homme formidable», qui lui a apporté une certaine discipline. «Il m’a appris avant toute chose à organiser mon travail : là, les peintures rangées par tons : jaune, orange, rouge… Ici, les pinceaux, le matériel de nettoyage, l’eau, le chiffon pour s’essuyer les mains. Il m’a dit : “Une fois que tout est en ordre, alors vous êtes libre d’engendrer le chaos. Et dès que vous avez fini, vous remettez tout en place”. Ça a été une grande leçon. On peut travailler rapidement lorsqu’on sait où se trouvent les choses. George McNeil m’a permis de comprendre la structure des œuvres classiques. Il m’a montré Nicolas Poussin, Paul Cézanne… Il m’a enseigné qu’il y a seulement deux lignes dans le monde, la droite et la courbe, et que tout est une question de choix et d’articulation.» Pour illustrer son propos, il chiffonne soudain une feuille et la pose sur la table : «Tenez, voilà un bâtiment signé Frank Gehry!» Sous le costume noir austère se cache un saltimbanque.
Bob Wilson a donc gardé les principes de George McNeil mais abandonné les pinceaux. « Pourquoi ? Parce que je n’étais pas très bon. Dieu m’a donné des yeux pour m’en rendre compte. Mais j’ai compris que ce que je ne pouvais pas accomplir visuellement sur une toile, je pouvais le réaliser sur une scène. Je n’ai jamais étudié le théâtre. Si je l’avais fait, je ne ferais pas ce que je fais.» Le point de bascule, c’est Le Regard du sourd, un spectacle de sept heures totalement silencieux. «Je l’ai écrit avec un jeune garçon noir sourd, qui n’était jamais allé à l’école et ne connaissait pas les mots. Il est venu vivre avec moi (je l’ai adopté en fait), et j’ai créé cette pièce avec lui en me basant sur ses observations, ses rêves. » Mal accueillie à New York, la mise en scène est présentée pour la première fois en France en 1971 ; le succès est au rendez-vous. Bob Wilson a trouvé sa voie. «Je n’avais jamais pensé faire carrière dans le théâtre. Ensuite, on m’a demandé d’aller à Berlin, à Milan…»
George McNeil n’est pas le premier artiste que le Texan a croisé sur sa longue route. Il a 12 ans quand sa famille, partie en vacances d’été à Natchitoches, en Louisiane, visite la Melrose Plantation, où travaille alors Clementine Hunter, une cueilleuse de coton devenue peintre autodidacte à l’âge de 50 ans. Il lui achète un petit tableau pour quelques cents. Le début d’une collection. «Clementine Hunter a représenté la vie de la plantation, la cueillette du coton, la messe le dimanche, les maisons avec les toits de chaume construites sur le modèle de celle de ses ancêtres originaires du Ghana. J’ai quelques-unes de ses toiles chez moi; l’une montre le baptême dans la rivière aux Cannes à Natchitoches. Clementine Hunter est morte à 101 ans en 1988. Elle n’a jamais appris à lire ni à écrire. Mais avec ses peintures – elle en a fait près de 4000 –, elle a enregistré une vie qui n’existe plus.» En 2013, le metteur en scène a raconté en chansons le destin de cette fille de métayers devenue artiste, dans le spectacle Zinnias : the Life of Clementine Hunter.
Les tableaux de Clementine Hunter sont les rares toiles accrochées chez lui. « Vivre avec des peintures est une confrontation trop forte. Je me contente des galeries et des musées.» En 2013, il avait présenté au musée du Louvre, à Paris, une partie de sa collection d’objets personnels. « J’accumule toutes sortes de choses que j’ai trouvées dans la rue ou que les gens m’ont données. Je collectionne notamment les portes, car au Watermill Center nous avons une politique de portes ouvertes ! » Bob Wilson a le sens de la boutade. En 1992, il a fondé à Long Island, à deux heures de route de New York, un lieu où plasticiens, danseurs, scénographes peuvent créer en toute tranquillité. Le bâtiment central, qui sert d’entrée à ce laboratoire dédié à l’inspiration, est totalement évidé à l’est et à l’ouest, de sorte que le soleil le traverse intégralement. Des droites, des courbes, une certaine ouverture d’esprit… un condensé de l’art de Bob Wilson.
Normandie impressionniste, 22 mars-22 septembre 2024, divers lieux, www.normandie-impressionniste.fr; Robert Wilson, Star and Stone : a Kind of Love… Some Say Cathédrale de lumière, 24 mai - 28 septembre 2024, cathédrale Notre-Dame de Rouen, place de la Cathédrale, 76000 Rouen