Vous aimez les monstres ? Qu’est-ce que cette « Monster Soup » qui donne son titre à votre exposition ?
Les titres sont toujours un problème, mais je mets toujours des titres, même si cela ne dévoile pas grand-chose : « I Hate My Paintings » ou « I Did It My Way »… Et il est vrai que j’aime les monstres. La vidéo que je projette au rez-de-chaussée est un hommage aux films d’épouvante de la Hammer Film Productions. Lorsque j’ai retrouvé ce titre que j’avais mis de côté, j’avais plutôt cette idée qu’une image ne dit pas seulement ce qu’elle montre. Et ce n’est pas grave si l’on ne sait pas. J’étais tombée sur une caricature anglaise du XIXe siècle intitulée Monster Soup sur laquelle une vieille dame effarée découvre dans une goutte d’eau de la Tamise vue à travers un microscope toute l’horreur qui s’y trouve. En haut de la page, John Milton est cité avec son Paradis perdu. Et la « Monster Soup », c’est aussi jeter sur la toile des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.
Comment avez-vous pensé l’espace de l’exposition, particulièrement les motifs géométriques orange que l’on retrouve sous la forme de tapis et de hauts stickers sur les murs ?
La couleur de ce motif que j’ai collé au mur m’était apparue dans la robe d’un portrait de femme d’André Derain dans l’exposition « Derain, Balthus, Giacometti » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2017. Et j’ai mêlé plusieurs souvenirs : à 15ans, j’avais demandé à mes parents d’avoir des rideaux orange, car c’était le geste le plus branché du moment ; j’ai souvent entendu que l’orange n’allait pas avec le rose… À partir du moment où j’ai refait des expositions, j’ai toujours eu la tentation de charger l’espace pour faire disparaître la peinture, pour me faire à l’idée que je suis peintre.
Ou qu’il n’y a pas toujours besoin de rails de travelling comme dans votre exposition « I Did It My Way » à La maison rouge, à Paris, en 2017, par exemple ?
Exactement, ni de travelling ni de trappe ! Ici, l’exposition s’est faite autour d’une maquette en carton, avec Olivier Renaud-Clément, avec Marc Payot, avec Christophe Gaillard *1. Le grand sticker du rez-de-chaussée est inspiré des vitrines de magasin, pendant la guerre de 1914, qui étaient recouvertes de ces motifs pour protéger les passants en cas de tirs d’obus. Ce qui m’a bouleversée, c’est que, sur les photographies en noir et blanc où je les ai découvertes, toutes ces vitrines sont joyeuses et magnifiques, pendant une période dramatique. Là encore, ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit. Et puis un jour, j’ai rangé la maquette avec les objets en désordre et je me suis dit que ces motifs étaient bien à leur place sur le sol. Nous en avons fait faire des tapis, des objets domestiques, comme les vases que j’ai faits à Sèvres – qui sont en totale contradiction avec ceux qui sont en train d’être réalisés d’après mes peintures à la Manufacture des Gobelins, un processus de six ou sept ans.
Cette évocation de la guerre nous conduit à Peinture catastrophe, où l’on voit dans un coin une tête qui rappelle Pablo Picasso. C’est la catastrophe du monde actuel ?
Quand je peins, il n’y a pas de message. Je n’évoque pas la guerre en Ukraine ou en Israël. Je fais ce que j’ai à faire et je ne m’adresse à personne. Néanmoins je respire le même air que tout le monde, j’ai vécu en Picardie et je connais bien les cimetières militaires – mon grand-père a fait la guerre de 1914. Tout cela s’accumule et ressort sans que l’on s’y attende. Cette préoccupation de la guerre, j’en suis la première étonnée. Ce n’est pas mon métier d’en parler, et d’ailleurs je n’en parle pas, je l’évoque. La tête de Picasso fait suite au dessin que j’ai appelé Je n’aime pas tellement Guernica, ne le dites à personne. C’est une note de bas de page ou un appendice. Tout circule d’une peinture à l’autre. Dans une série de dessins, on me voit être agressive envers Picasso parce qu’il a dévoré le siècle. C’est un peu de la jalousie entre artistes… qui n’a rien à voir avec les débats actuels sur lui. Bien qu’il soit agaçant, il est un créateur génial qui me donne envie de travailler.
Votre tableau J’accuse semble faire entrer Émile Zola dans le paysage. Pourquoi ?
C’est surtout le film d’Abel Gance, J’accuse, en 1919 – Zola écrit J’accuse…! Mais je mets toujours mes titres après. Je me suis intéressée à l’histoire de Felix Kersten, le masseur-soigneur de Heinrich Himmler, dont Joseph Kessel parle dans son livre Les Mains du miracle [1960], l’histoire d’un médecin qui échangeait ses soins contre la libération de communistes et de juifs. Les uniformes, les blasons, l’héraldique reviennent souvent dans mes œuvres, malgré moi. Les croix blanches viennent des cimetières militaires. Il y a aussi une bestiole qui pique, que l’on retrouve dans d’autres tableaux. Dernièrement, j’ai regardé beaucoup de dessins animés de propagande soviétique et américaine comme Der Führer’s Face [1943], dans lequel Donald fait un cauchemar sur les nazis, ou encore Le Dictateur de Charlie Chaplin [1940].
Le mur de couleurs auquel on se heurte sur le côté de la composition semble être un clin d’œil à la peinture abstraite.
À un moment, les fonds deviennent presque suffisants, presque abstraits. August Strindberg photographiait le ciel. Le fond passe le cap de la non-représentation, du magma, du chaos et puis quelque chose apparaît.
Dans vos peintures récentes, les stries et les grilles sont plus présentes qu’auparavant, au détriment des paillettes et des formes d’ornement. D’où cela vous est-il venu ?
De l’ennui tout simplement. Je ne sais jamais quoi peindre, mais parfois cela aboutit. Je peignais des coulures pour ne pas réfléchir, comme lorsque je fais de la céramique. Mais la coulure et les séductions de la peinture ont toujours été pour moi comme des ennemies. Et puis, j’ai essayé de ne pas être en guerre avec moi-même à ce point-là. Mon véritable problème est celui de l’illustration : je souhaite que le spectateur ne voie pas uniquement ce qui est peint, pour qu’il soit entraîné ailleurs.
Revenons à vos débuts. Vous avez souvent raconté que c’est l’asthme qui vous a mise sur le chemin de l’art. Puis vous êtes entrée à l’École des beaux-arts de Paris. Vous faisiez déjà de la peinture. Était-ce facile à l’époque ? Quelles sont les rencontres marquantes que vous avez faites ?
Je suis entrée aux Beaux-Arts en1978-1979. C’était masculin, du côté des professeurs comme des élèves – ce qui n’était pas pour me déplaire. J’ai grandi à Amiens. Lorsque nous venions à Paris, nous allions aux Beaux-Arts, je me mettais devant la grille et j’en rêvais. C’était le même parcours du combattant qu’aujourd’hui : une fois que l’on avait le concours, il fallait trouver un chef d’atelier avec lequel travailler. J’ai choisi l’atmosphère plutôt que le peintre : Louis Nallard [1918-2016], de la galerie Jeanne Bucher, que j’ai revu à la toute fin de sa vie. J’ai également été l’élève de César. Il venait dans l’atelier et l’on parlait… Mais je n’ai jamais beaucoup aimé parler de peinture si elle n’est pas mélangée à la vie.
Est-ce à la Villa Médicis, où vous avez séjourné de 1982 à 1984, que s’est formé votre vocabulaire pictural lié aux figures grotesques de la Renaissance ?
Quand je suis arrivée là-bas, je pratiquais une peinture presque totalement abstraite, méditative – j’adorais Mark Rothko. Un jour, j’ai dessiné un cheval avec un crayon rouge. Je n’ai plus réfléchi, et cela a donné les loups, les animaux, les forêts, les crimes, les suicides, les textes dans la peinture, les grands formats… Puis, je me suis liée aux historiens d’art Guy Cogeval et Philippe Morel. C’était merveilleux de les entendre parler de peinture. Je crois que je suis d’ailleurs la première artiste que Guy Cogeval a rencontrée. Nous allions ensemble dans les musées… Nous avons tous trois été très marqués par ces deux années.
Vous avec collaboré avec la galerie Maeght pendant dix ans, ce qui vous inscrit dans une généalogie moderne étonnante au regard de ce que l’on connaît de vous depuis 2012. Comment y êtes-vous entrée ?
J’ai fait la connaissance de Max Moulin : il travaillait à l’époque pour l’Association française d’action artistique [AFAA]. Il a parlé de moi à Marie-Claude Beaud, qui m’a invitée à participer à plusieurs expositions avec Robert Combas, Hervé Di Rosa, Bernard Frize. En général, j’étais de loin la plus jeune et la seule fille. Quand je suis rentrée à Paris, elle m’a invitée à Jouy-en-Josas. Puis Pierre et Marianne Nahon, de la galerie Beaubourg, m’ont fait une proposition que j’ai refusée. Je rêvais d’Yvon Lambert, mais je n’ai jamais osé aller le voir.
Quand j’étais enfant et adolescente, nous allions en vacances dans le Midi. J’ai voulu que nous visitions la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence. Nous sommes arrivés le jour de l’ouverture de l’exposition « Le Musée imaginaire » d’André Malraux. Inutile de dire que nous ne sommes pas entrés ! Lorsque la galerie Maeght m’a proposé de travailler avec eux, j’ai accepté, car j’étais très passionnée par Alberto Giacometti, Alexander Calder et tous les artistes qu’elle représentait. Je ne connaissais rien à ce milieu, je ne savais même pas que ce n’était plus la grande époque. Je me suis dit que s’il y avait Gérard Gasiorowski, je pouvais entrer dans cette galerie historique. J’y ai passé très agréablement dix années, mais je n’avais aucune stratégie. Les étudiants des Beaux-Arts sont bien plus informés aujourd’hui que je ne l’étais à cette époque.
Et puis vous en avez eu assez ?
Ce n’était pas de leur faute, j’en avais marre de moi en train de faire ce que je faisais…
C’est à ce moment que vous avez commencé à expérimenter dans le domaine du cinéma, de la radio et du théâtre; d’un théâtre dans lequel vous mettiez en scène votre propre corps, mais en l’absence du public. Au fond, c’est une disparition de la scène comme un enfouissement de la peinture et comme une mise en forme de votre disparition du monde de l’art.
En quelque sorte ! J’étais mariée à un acteur, Roger Dumas. J’ai adoré aller dans les théâtres, surtout lorsqu’ils étaient vides, m’asseoir et regarder cette boîte déserte. Lorsque l’on a un projet, évidemment, c’est encore mieux ! Les loges, les plateaux, les machineries m’ont toujours beaucoup plu. J’aime ce qui me fait sortir des réalités du peintre ; la scénographie, c’est le collectif. Et ensuite, je suis très contente de retourner dans mon atelier.
Au cours de cette période de retrait, vous n’avez pas cessé de produire ?
Pas du tout ! Cela a arrangé la galerie Maeght de prétendre que j’avais arrêté de peindre, que je ne faisais plus que des décors de théâtre. Lorsque je leur ai écrit pour leur dire que je quittais la galerie, personne n’a jamais accusé réception de mon message. C’est à cette époque que j’ai renversé l’iceberg : je ne savais pas ce qu’il y avait sous la peinture, alors j’ai plongé pour voir.
C’est aussi une période au cours de laquelle vous commencez à utiliser des corps et des êtres comme matériaux, le vôtre, mais également ceux de Nicole Stéphane, Édith Scob… Plutôt que de jeter des choses sur la peinture, comme vous le disiez, vous jetez des réalités humaines dans votre œuvre ?
Si je suis passée par la vidéo en m’utilisant moi-même, c’est parce que j’ai toujours redouté le direct et la performance, par peur du ridicule et du public. Les premiers travaux que j’ai faits étaient de petits épisodes intitulés Ratafi Ratamala Circus, dans lesquels j’ai le visage caché. Je ne travaille pas sur mon corps, je le bouge. Enfin, je n’en parle pas. Je n’ai pas de rapport chorégraphique ni sexué à mon corps. Je suis, par exemple, à des lieues d’Ana Mendieta. Il n’y a chez moi aucun manifeste. Je ne sais pas si je suis une femme, un homme, cela m’est égal. Je raconte mon histoire ou je ne la raconte pas. Et parfois, j’écoute des gens, comme un assistant de Federico Fellini ou de Jean-Louis Trintignant, au lieu de regarder la peinture que je suis en train de faire.
Ces objets filmiques ou sonores que vous fabriquez à ce moment-là, vous les avez montrés ?
Non, je ne les montrais pas… Au début des années 2000, Danièle Hibon, qui s’occupait de la programmation cinéma au Jeu de Paume, à Paris, et que je connaissais, ainsi que Dominique Païni m’ont demandé de leur faire voir mon travail. Ils m’ont appelée un soir pour me dire qu’ils avaient aimé ce qu’ils avaient vu. Et cela m’a énormément encouragée. Alors j’ai pensé que je pouvais continuer.
Comment viviez-vous ?
Patrick Raynaud m’avait proposé d’être artiste invitée à l’École d’arts de Cergy. Comme je n’avais jamais enseigné, je me suis dit que j’allais essayer de leur faire faire des choses s’approchant de la mise en scène. Cela s’appelait « Le mètre carré » – il ne fallait parler ni de théâtre ni de performance – et se référait au manifeste théâtral de Peter Brook dans
lequel un tapis que l’on peut déplacer délimite la scène. Les étudiants devaient imaginer quelque chose. La seule condition était d’être présent. Comme je vivais avec un acteur, nous avions des conversations incessantes sur ce qu’est être un acteur, bon ou mauvais, sur la façon dont on répète, dont on invente au théâtre comme au cinéma. Quand j’ai quitté la galerie Maeght, j’ai tout laissé, je suis partie comme un cow-boy, sans me retourner. Je n’avais pas beaucoup de moyens, mais mon mari m’a épaulée.
Comment Christophe Gaillard vous a-t-il rencontrée ?
Par l’intermédiaire d’Antoine de Galbert, qui avait proposé de faire une exposition dans sa galerie à Grenoble. Maeght, mon galeriste, avait refusé, et je n’en avais jamais rien su. Nous en avons souvent ri, car il a cru à l’époque que c’était moi qui avais considéré que sa galerie était trop petite ! Ensuite, bien avant l’exposition qu’il m’a consacrée, il a montré Works and Days dans l’entrée de La maison rouge. Un de nos amis communs m’a suggéré de le rencontrer. À cette époque, j’étais très mal à l’aise avec le milieu de l’art. Et puis je me suis décidée. Leur intérêt pour moi est venu d’un de mes films, L’Homme de dos ou les infortunes de G. de 2008, qui met en scène un homme entièrement tatoué, très bizarre. Et le lien qu’ils ont fait avec mes peintures leur a plu.
Vous avez donc toujours peint ?
Oui. Comme je faisais d’autres choses, j’étais moins prise dans la peinture toute la journée, mais j’ai fait beaucoup de petits formats à la gouache : un journal quotidien, un livre d’heures, etc. Il existe un grand nombre de choses que je n’ai jamais montrées, notamment des photographies. Christophe Gaillard m’amuse beaucoup, nous rions des mêmes ridicules. J’aime beaucoup rire, même si parfois je pleure sur mon vélo ! Et puis, c’est un pirate qui vient de la musique et des Arts florissants. Comme il a été régisseur, j’ai pensé que s’il ne passait pas par la porte, il entrerait par la fenêtre. Il a une audace que je n’ai pas, et c’est cela, la complémentarité entre un artiste et un marchand.
Quelle lectrice êtes-vous ?
Je ne suis pas une lectrice d’essais. Mon compagnon ne lit que des essais, il connaît toute l’histoire de l’art. Aujourd’hui, je lis à nouveau beaucoup, sur le chemin de mon atelier : des romans, des polars, plusieurs livres en même temps. En ce moment : L’Art de la joie de Goliarda Sapienza et un petit livre de George Orwell, Sommes-nous ce que nous lisons ?
Vous dites que c’est surtout la peinture qui vous occupe en ce moment. Pourquoi ?
C’est quelque chose qui me convient bien. La peinture permet d’arrêter le temps, le bavardage incessant. Être dans son atelier et peindre, c’est jouissif. André Wilms disait que le silence est un acte révolutionnaire. La qualité du silence est importante. Ce n’est pas l’absence de bruit, mais une matière qui fait que le reste prend du relief… sinon c’est de la Monster Soup !
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*1 Respectivement commissaire d’exposition, président de Hauser & Wirth et galeriste.
« Hélène Delprat. Monster Soup », 20 janvier-9 mars 2024, Hauser & Wirth, 26 bis, rue François-Ier, 75008 Paris.