Rien n’était fait pour rapprocher ces deux moments, l’un de télévision, l’autre de service public : ni l’époque, ni la géographie, ni la thématique. Rien, sauf… la crise climatique. D’un côté donc, un programme désopilant diffusé, entre 1983 et 1994, sur le réseau public américain PBS et animé par l’artiste-peintre Bob Ross : « The Joy of Painting » (La joie de peindre). Dans ses émissions d’une demi-heure, il initie les téléspectateurs aux techniques picturales, peignant en direct des paysages bucoliques dans lesquels il s’emploie à incruster quantité de «Happy Trees» (des «arbres heureux»).
De l’autre côté, un service lancé par Météo France le 2 juin 2023 : la « Météo des forêts ». Selon les relevés de l’institution, l’année 2022 est la plus chaude jamais enregistrée : 72 000 hectares d’espaces naturels ont été dévastés par les feux, un nombre six fois supérieur à la moyenne. Les conditions météorologiques influençant fortement le départ et la propagation des feux, ce nouveau dispositif d’information et de prévention donne quotidiennement des nouvelles sur les risques d’incendie.
Observer et écouter les arbres
Ces deux « moments » sont réunis dans une présentation intitulée justement « Météo des forêts », accueillie par la Maison d’art Bernard-Anthonioz (MABA), à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne). « L’idée de cette exposition s’inspire de ces deux moments-clés, explique Caroline Cournède, directrice de la MABA et commissaire. On démarre, en 1983, avec les « Happy Trees » de Bob Ross et l’on se retrouve, en 2023, avec une « Météo des forêts » pour faire face aux risques d’incendie. Que s’est-il passé en l’espace de quatre décennies ? La crise climatique. Les mégafeux se propagent et augmentent chaque année, asphyxiant les villes et leurs alentours à cause des particules fines contenues dans leurs fumées. Nous trouvions qu’il y avait une certaine absurdité de lancer une application pour combattre ce à quoi nous participons finalement : le réchauffement de la planète. Car, plus le dispositif est utilisé, plus il met en surchauffe les serveurs informatiques et plus il faut refroidir les data centers. Bref, cette réalité incite à réfléchir… »
La manifestation, qui réunit une douzaine d’artistes et mêle divers médiums – dessin, photographie, sculpture, vidéo, installation –, invite le public à prendre la température de cet écosystème fragile qu’est la forêt. Certes, le constat des impacts de la crise climatique en cours n’est pas très réjouissant, mais de ce panorama sourd néanmoins un brin d’espoir et de résilience. Et la météo, de fait, y est tout sauf anodine. « Souvent, lorsqu’on parle de la pluie et du beau temps, c’est une stratégie d’évitement pour ne pas évoquer les sujets importants ou ses véritables préoccupations ; or, la pluie et le beau temps sont justement un sujet important, estime Caroline Cournède. Les conditions climatiques – la chaleur, le froid, l’humidité, la pluviométrie, le vent, la tempête, etc. – qui paraissent anecdotiques dans nos conversations sont, en réalité, loin de l’être, voire même sont primordiales, non seulement pour la faune et la flore, mais y compris pour nous, humains ! Il est donc impératif de s’y intéresser sérieusement. D’où cette présentation qui dresse une sorte d’état des lieux à partir de la forêt. Observons comment les arbres se comportent dans cette période incertaine, et écoutons ce qu’ils ont à dire… »
Rien de plus simple avec l’installation Soleil City signée Virginie Yassef, qui fait littéralement « parler » un arbre : « La terre va s’acidifier. La planète est en surchauffe – Maintenant, je scrute la luminosité d’une étoile brillante avec espoir – L’avenir – L’air manque […] ». Le dispositif sonore est dissimulé dans une sculpture en forme de tronc, lequel se laisse aller à toutes les émotions – inquiétude, menace, gravité, froideur, absurdité – pour dire l’état de ce monde en ébullition.
Œuvre « de saison », ou presque, l’installation Abies Nordmanniana de Lucie Douriaud consiste en un sapin racorni, de triste aspect, dont les aiguilles desséchées jonchent le sol de la salle où il trône. Déployée en longueur, une photographie géante imprimée sur textile montre, dans un hangar abandonné, une collection de conifères couchés par terre que l’artiste a récupérés à l’issue des fêtes de Noël. L’inhabituelle horizontalité des sapins les apparente à des « gisants », accentuant encore ce sentiment de désolation et de gâchis. En regard, l’artiste a accroché une série de petits « tableaux » (Le Lendemain), des transferts photographiques sur bois brûlé distillant des vues de sapins, en détail ou en plan plus large, dont les gens se délestent dans les rues aussitôt les guirlandes éteintes. Lucie Douriaud dénonce ainsi l’augmentation de la demande du fameux sapin de Nordmann, aujourd’hui « cultivé » à raison de 8000 plants par hectare, et qui met entre cinq et dix ans pour atteindre une taille « adéquate », le tout pour une durée d’utilisation de quelques semaines à peine !
Penser l'arbre avec l'arbre
Tout est question d’échelle. Avec la peinture murale Paths – Subversive Conquest of Area (« Chemins subversifs de la conquête de zone »), Lois Weinberger (1947-2020) a agrandi de manière surdimensionnée l’univers microscopique des insectes xylophages, dévoilant les chemins qu’ils tracent dans l’aubier – la partie tendre entre l’écorce et le bois dur – en se nourrissant. Du fait du réchauffement climatique et de l’augmentation des monocultures d’arbres, ces insectes se multiplient et occasionnent des dommages conséquents, réduisant inexorablement le cycle de vie de l’arbre.
Autre sentier tortueux mais plus mental est le travail de Thibault Scemama de Gialluly qui traduit sous forme de « cartographies » les lignes de force et champs lexicaux récurrents des discours officiels. Focalisant sur les lois et décrets qui concernent les territoires forestiers français, le dessin Transaction des pelouses bonifiées arbore une vision programmatique de cet espace, à l’intérieur duquel l’artiste tente de tracer, avec force ratures et caviardages, quelques liaisons louables ou… dangereuses.
Signé Stéphanie Lagarde et Constantin Jopeck, le film Images de recherche, plateau de Millevaches rassemble un kaléidoscope d’images dans le trouble desquelles une machine-écorceuse pourrait passer pour un coléoptère. Ce moyen métrage, qui mélange les genres – jour, nuit, détail, plan large, par drone ou à la main… –, montre l’incroyable complexité du monde naturel, entérinant au passage la nécessité de repenser notre attention à ces maillages d’interconnexions, a fortiori avec l’homme. De même avec la vidéo réalisée par Nefeli Papadimouli, Être forêts, tournée dans la forêt de Fontainebleau, sur le thème de l’interdépendance entre les êtres.
Dans le vestibule, le duo Ix Dartayre et Ache C. Wang a planté une vaste installation (… Encore en train de muer…) entremêlant chemins de terre et objets trouvés, de laquelle émergent trois « peaux d’arbre » accrochées aux murs. En réalité, trois vêtements tricotés avec des rebuts de l’industrie de la mode et reproduisant des photographies de troncs. Ces fabuleux « écorcés vifs », qui portent encore les inscriptions gravées dans leur épiderme ligneux par des inconnus, renvoient à des états de transformation perpétuelle.
Avec leur performance filmée intitulée L’Arbre, Julien Prévieux et Virginie Yassef évoquent quant à eux, et sans détour, la destruction de la nature par l’homme. À tour de rôle, tels des castors, les deux artistes grignotent une branche trouvée dans la forêt, jusqu’à la faire se rompre. La métaphore est limpide.
L’espoir, néanmoins, c’est l’artiste néerlandais et ancien naturaliste Herman de Vries, 92 ans, qui l’esquisse avec une œuvre poétique dont il a tiré un cliché : un tronc ceinturé d’une bande textile sur laquelle sont imprimés les vocables anglais « I Am » («Je suis»). Dès lors, l’arbre existe. La bannière joue comme une invitation pour nous – humains – à penser avec lui – l’arbre. L’urgence est, en effet, de mise !
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«Météo des forêts», 18 janvier-7 avril 2024, Maison d’art Bernard-Anthonioz – MABA Fondation des artistes, 16, rue Charles-VII, 94130 Nogent-sur-Marne.