A priori, l’exposition « Portraits d’un château » pourrait être réservée à une élite de connaisseurs et à quelques passionnés de dessins d’architecture. Il n’en est rien ! Avec brio, et appareil didactique à l’appui, Vincent Cochet, conservateur en chef au château de Fontainebleau, a su déjouer tous les pièges d’un tel exercice et éviter un grand nombre d’écueils. Le résultat est assez surprenant. Au fur et à mesure du parcours, le visiteur se prend au jeu et prend plaisir à regarder autrement « Fontaine Belle Eau », lieu mythique ou mystique découvert par le chien de chasse Bliaud. Le « goût des ruines » est ludique.
Le titre de l’exposition est un parti pris de Vincent Cochet, lequel explique en effet que « l’image du château est une œuvre de composition et se traduit par le dessin et son auxiliaire, la gravure, au point que le terme de “portrait” s’impose pour décrire le monument. Le Thresor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne [1606] de Jean Nicot accorde au verbe “pourtraire” une exceptionnelle polysémie, laquelle embrasse plusieurs champs de la création artistique. Le “portrait” désigne avant tout la naissance de la forme, la conception et donc le disegno ». Le mot est d’ailleurs emprunté au plan du graveur Michel Lasne, Portrait de la Maison royale de Fontaine Belleau (1614).
Images d'une maison
Aussi, la « demeure des rois » est bien plus qu’un simple château et, même dans son acception plus commune, le terme de « portrait » est approprié. Le va-et-vient constant entre l’image du château et l’image renvoyée par le château participe de la nature éminemment poétique de la démarche proposée. Comme Le Trésor des merveilles de la maison royale de Fontainebleau (1642) du père Pierre Dan, premier « biographe » de Fontainebleau, « Portraits d’un château » est un plaidoyer ou une invitation à saisir le caractère légendaire du site et sa personnification lyrique.
Les dessins préparatoires aux jardins ou décors disparus renforcent cette dimension onirique. Plus encore que les vues du XVIIe siècle du jardin de la reine Marie de Médicis ou de l’orangerie d’Anne d’Autriche, qui « succéda à » ou remplaça la volière médicéenne de sa belle-mère – un chapitre italianisant du château de plus –, une aquarelle d’Antoine-Laurent Castellan, datée de 1828 et représentant les Ruines de l’Orangerie, marque les esprits. La végétation dissimule les derniers vestiges du bâtiment endommagé par un incendie sous Louis XIV, restauré, puis détruit à la fin de l’année 1789 par un autre feu. Les ruines disparurent en 1834 avec un nouveau projet de reconstruction non abouti. L’histoire du château et des jardins tels qu’ils se visitent aujourd’hui est aussi, et c’est la leçon de l’exposition, une histoire en creux où les absentes n’ont pas été autant défendues qu’elles auraient dû l’être.
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », la formule célébrissime d’Antoine Lavoisier vient à l’esprit face à nombre de feuilles sur lesquelles le visiteur reconnaît quelques éléments conservés de décors employés ou déplacés depuis. La Cheminée de la Salle des gardes (1835), projet de l’architecte Jean-Baptiste Louis Plantar – déjà montré à l’occasion de l’exposition Louis-Philippe en 2018-2019 1* , laquelle présentait tout ce que nous devions au roi inconditionnel de Fontainebleau –, est emblématique.
Comme l’expliquait en 1837 la Notice sur les palais et châteaux royaux – ouvrage pédagogique par excellence –, cette « invention » de Jean-Baptiste Louis Plantar est « une grande cheminée en marbre blanc, composée avec des débris conservés de celle qui, dans l’emplacement où Louis XV a bâti le théâtre… remplace maintenant le grossier et rustique foyer qui, dans l’antichambre de Saint-Louis et dans les temps les plus reculés de la monarchie, servait aux gardes du roi. Le sujet principal de ce petit monument est un ancien buste en marbre du roi Henri IV, accompagné de deux grandes statues, la Force et la Paix, ouvrage vanté du sculpteur Francaville 2* ».
Le roi historien était plus royaliste que ses prédécesseurs et corrigea ce qu’il considérait comme inconvenant, mais il eut surtout la chance de pouvoir puiser dans les réserves des sculptures qui auraient pu être envoyées au musée du Monument français ou au Louvre, à Paris, comme des œuvres autonomes. Le château de Fontainebleau est grâce à lui un grand théâtre où l’on rejoue l’histoire pour mieux nous la réapproprier.
La demeure des artistes
Œuvre inscrite dans le temps long, Fontainebleau, la « vraie demeure des rois, la maison des siècles » (Napoléon), foyer de la Renaissance, ou des Renaissances, est aussi le palais des artistes. La liste des peintres, sculpteurs, architectes et décorateurs qui s’y succèdent donne le vertige et raconte une autre histoire de la France (et de l’Italie), ouverte sur le monde, de sa porte égyptienne à son musée chinois de l’impératrice Eugénie.
Pour Vincent Cochet, justement, « Fontainebleau constitue un emblème de civilisation. Par son évolution, qui répond aux besoins des souverains, son originalité, l’écho de ses créations au-delà des frontières du royaume et l’épaisseur d’un passé aux strates si évocatrices, le château offre plusieurs visages créés par les souverains qui, depuis François Ier, n’ont cessé d’adapter la demeure pour la transformer en palais. L’apparente anarchie traduit l’organisation de la vie et des plaisirs de la cour, mais aussi le soin apporté à un héritage qui se confond avec l’histoire de la monarchie… voire avec la légende. »
Les fonds graphiques du château recèlent des pépites comme des images étonnantes qui en imposent, telles que les études de décors d’Eugène Delacroix, Napoléon descendant l’escalier en fer à cheval, le 20 avril 1814 par Georges Cain ou le Mariage protestant dans la galerie Louis-Philippe (1837) d’Auguste Etienne François Mayer.
Aussi, il n’est pas désagréable de découvrir les vues d’intérieur de Jean-Baptiste Fortuné de Fournier, provenant des collections de l’écuyer de Napoléon III et jamais exposées. Leur fraîcheur est un document précieux sur les symphonies de couleurs des tissus d’ameublement des salons du château, et prouve combien les campagnes de restauration ont été remarquables.
Au fond, la leçon de l’exposition est une démonstration sur l’éminente fragilité des lieux, mais également une leçon de modestie et d’humilité. Le père Dan nous avait mis en garde dès 1642 : « Le temps qui ronge toutes choses, et qui bien souvent des plus superbes palais en fait des masures, que la seule Antiquité rend vénérables, on pourrait un jour faire de même des bâtiments de cette maison, ou du moins en changer l’ordre, et détruire la beauté, ce qui déroberait à la postérité la mémoire de tous ces ouvrages. »
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1* « Louis-Philippe à Fontainebleau », 3 novembre 2018-4 février 2019, château de Fontainebleau.
2* Pierre Francheville ou Pierre Franqueville (1548-1615), dit aussi Pietro Francavilla
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« Fontainebleau, portraits d’un château », 22 octobre 2023 - 25 mars 2024, château de Fontainebleau, place Charles-de-Gaulle, 77300 Fontainebleau.