Michel Thévoz 1* – fin connaisseur de l’art brut, puisqu’il fut un compagnon de longue date de Jean Dubuffet 2*, et personne clé dans l’installation de la collection de ce dernier à Lausanne – signe un livre décisif sur un pan de l’art brut mis en lumière depuis peu par le collectionneur Bruno Decharme : la photographie 3*.
Le grand mérite de l’ouvrage de Michel Thévoz, structuré en quinze courts chapitres, est d’une part de clarifier ce qu’est aujourd’hui le champ élargi de la photographie à l’aune des recherches récentes en ce domaine – en particulier celles de Clément Chéroux sur le vernaculaire ou de Pauline Martin sur le flou –, mises ici en perspective de textes fondateurs, comme ceux de Roland Barthes, Walter Benjamin, Pierre Bourdieu, Georges Didi-Huberman, Maurice Merleau-Ponty, Clément Rosset ou encore Jean-Marie Schaeffer. D’autre part, à y réinscrire, donc très finement, les relations atypiques, inclassables ou hors norme des artistes « bruts » aux images fixes ou animées, que celles-ci soient réalisées directement par l’auteur ou empruntées à des supports préexistants.
Participations empathiques
Reprenant au sémiologue Serge Tisseron cette définition du médium : « La photographie, avant d’être une image, est une forme de participation empathique au monde. » (Le Mystère de la chambre claire. Photographie et inconscient, Les Belles Lettres/Archimbaud, 1996), Michel Thévoz dévoile ainsi comment ces participations empathiques, désaccordées, révoltées ou clandestines des « brutistes » au monde produisent volontairement (Morton Bartlett, Marcel Bascoulard, Lee Godie, Tomasz Machcinski, Eugene von Bruenchenhein) ou involontairement (Miroslav Tichý) des catégories « autres » de et pour l’image. Il en souligne dès lors les ouvertures et les futurs possibles pour la photographie en général : d’usages inédits de la photo trouvée, empruntée, volée (Aloïse [Corbaz], Charles Dellschau, Karel Forman, Augustin Lesage, Alexandre Pavlovitch Lobanov, Milton Schwartz, Adolf Wölfli) à la trouvaille de génie dans le domaine de la photo « ratée réussie » (Miroslav Tichý) en passant par toutes les constructions/déconstructions permises du support, du découpage (Mettraux) à la macule (Zdenek Kosek), par la lacération ou à l’inverse la suture (Michel Nedjar), voire l’embellissement («Cako» Boussion, Paul Humphrey).
Autrement dit, pour Michel Thévoz : « Les photographes “bruts” tracent opportunément des chemins de contrebande entre la responsabilité et l’irresponsabilité. » Gageons que ces nouveaux contrebandiers de la création apporteront des lumières plus vibrantes et brillantes dans le ciel quelque peu obscurci de notre réel contemporain.
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1* De cet auteur, voir la réédition revue et augmentée : Le Corps peint, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2023, 192 pages.
2* Voir, chez le même éditeur, l’anthologie de tous les écrits, textes et correspondances de Jean Dubuffet autour de l’art brut, établie et annotée par Lucienne Peiry, Jean Dubuffet. Art brut et créateurs d’art brut, 2023, 592 pages.
3* Voir Photo – Brut. Collection Bruno Decharme et compagnie, Paris, Flammarion, volume 1, 2019 et volume 2, 2022.