Musée de l’Orangerie, Paris, 5 mars 2024. Au centre de l’une des salles accueillant des Nymphéas, trône un cube de bois blanc d’environ un mètre de côté et, pour l’heure, nu. Il est 17 h 40. Wolfgang Laib s’avance muni d’une cuillère à café et d’un grand pot en verre empli de pollen de noisetier. Il se penche sur le haut du cube, ouvre le pot et commence à étaler ledit pollen pour élaborer une « zone » circulaire d’une dizaine de centimètres de diamètre. D’abord, une cuillère à la fois, puis trois pour apporter de la consistance et élever une sorte de monticule.
Le public, lui, s’astreint à un silence quasi religieux. Tout juste entend-on le bruit de la cuillère qui heurte, par moments, le rebord du pot, lorsque l’artiste y fait retomber le surplus de pollen. Laib manipule l’ustensile avec méticulosité, parfois verticalement pour user de son tranchant, parfois horizontalement pour lisser avec le dos la précieuse matière. Le geste est précis et délicat. Avec le bec de la cuillère, il sculpte, n’hésitant pas à tourner autour du cube pour façonner le volume de manière égalitaire. Au fur et à mesure, se matérialise une petite « montagne » d’un jaune étincelant. En guise de touche finale, l’artiste tapote le collet de sa cuillère pour tamiser une ultime couche de pollen.
Il est 18 heures, l’œuvre est achevée. Frêle, lumineuse et, surtout, éphémère : « C’est une montagne en l’honneur de Monet, mais une montagne dont l’existence est comptée… », murmure Wolfgang Laib. En effet, cette création, un brin incongrue tant l’art de l’artiste allemand est tout sauf un art de la performance, ne figurera pas dans l’exposition Contrepoints contemporains de cette année 2024, dont Wolfgang Laib, 73 ans, est le douzième invité. Pour l’occasion, ce dernier a créé in situ deux œuvres en dialogue avec l’ode à la nature et à la beauté que constituent les Nymphéas de Claude Monet, un ensemble qu’il a baptisé « Une montagne que l’on ne saurait gravir. Pour Monet ».
Dans la petite rotonde, antichambre des deux salles des Nymphéas, Laib a justement conçu une œuvre en pollen de noisetier intitulée Montagne, « grande sœur » en quelque sorte de celle réalisée lors de la performance, le soir du vernissage, mais conçue dans d’autres conditions, donc plus réussie. « La phase la plus critique a été l’installation de la vitrine de verre qui protège la pièce, raconte Sophie Eloy, attachée de collection au musée de l’Orangerie et chargée des Contrepoints contemporains. Heureusement, le pollen est un peu gras, ce qui fait qu’elle est, en réalité, un peu moins fragile qu’on ne pourrait le penser… » On devine aisément que la patiente récolte de pollen – noisetier, pin, pissenlit, bouton d’or – que cet adepte de longue date de la méditation et d’un travail d’ascèse avec la nature pratique, chaque printemps, aux alentours de sa demeure de Haute-Souabe, fait intrinsèquement partie de l’œuvre.
Au sous-sol, dans la petite salle dédiée aux Contrepoints, la seconde pièce également réalisée spécifiquement illustre à nouveau son geste simple et économe, ainsi que son inclination envers des « matériaux » – pollen, lait, riz, cire d’abeille – qu’il utilise sans les transformer et dont il a développé, au fil des années, une connaissance quasi intime de leurs propriétés.
Pas étonnant alors que, dans son travail, la matière en tant que telle revête une importance si capitale évoquant, pour lui, ces substances participant au processus de la vie ou la fécondité de la nature comme milieu à préserver. L’installation s’intitule Champ de riz et consiste en pas moins d’un millier de petits tas coniques de riz, ainsi que deux morceaux de granite d’Inde de forme triangulaire tels deux « sommets », recouverts de cendres sacrées (vibhuti). Comme souvent avec Laib, cette œuvre est une parabole de la vie, mixant à l’envi les notions de « naissance » – à l’instar de ces « micro-montagnes » de céréale symbolisant le commencement –, de « mort » – les cendres sacrées, rappels de fin de l’existence –, en passant par le riz lui-même, incarnation on ne peut plus éloquente de la nourriture universelle.
D’un côté donc, une « montagne » évanescente qui courtise la lumière ; de l’autre, un paysage miniature aussi contemplatif qu’un jardin zen. Soit deux pièces dans la même veine que cette « méditation paisible » à laquelle aspirait Monet pour ses Nymphéas. Le « dialogue » est indéniablement engagé.
« Wolfgang Laib. Une montagne que l’on ne saurait gravir. Pour Monet », du 6 mars au 8 juillet, au musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, 75001 Paris.