Cette année, le Centre d’art contemporain Genève, que vous dirigez depuis onze ans, célèbre son jubilé. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Une grande fierté d’être à la tête de la seule Kunsthalle suisse fondée par une femme, Adelina von Fürstenberg. C’est d’ailleurs une institution qui, en cinquante ans, a été dirigée autant par des femmes que par des hommes. C’est aussi un centre d’art à l’identité très spécifique et très différente de celle des autres lieux de ce type dans notre pays. Outre la programmation, laquelle est toujours très indépendante du marché et de ses figures emblématiques, ce qui nous singularise est le fait que nous organisons la Biennale de l’Image en mouvement 1* [BIM], une mission passionnante confiée par la Ville de Genève.
Comment le Centre fêtera-t-il son cinquantenaire ?
De multiples façons. Nous avions publié en 2017 un livre important sur l’histoire de notre institution [Centre d’art contemporain Genève – 1974-2017]. Nous venons d’inaugurer un espace spécifique, dans le cadre de la BIM, appelé Le Don. Il s’agit d’une installation scénographique réalisée par Giacomo Castagnola qui se concentre sur l’histoire du Centre. Elle est surtout un lieu d’échange avec nos publics : nous donnons les affiches de nos expositions passées et nos publications. Ce partage est pour nous une manière de remercier toutes les personnes qui nous suivent avec passion depuis des années et sans lesquelles nous n’existerions pas. Plus tard dans l’année, nous organiserons deux expositions, et autant de conférences sur notre histoire, dont celle de l’artiste Paolo Colombo, ancien directeur de cette institution [de 1989 à 2000]. Jusqu’en décembre 2024, nous publierons, mois après mois, la liste des artistes qui ont exposé au Centre au cours des cinquante dernières années. C’est une manière de les célébrer et de montrer que celui-ci a accompagné l’émergence de chaque génération.
Le bâtiment qui abrite le Centre, mais aussi le MAMCO et le Centre Photographie Genève, sera rénové à partir de mars 2025. Sa réouverture est prévue quatre ans plus tard. Qu’allez-vous proposer pendant les travaux ?
J’ai un projet à plusieurs vitesses. J’aimerais organiser un programme dédié à la scène locale, autour de collaborations avec d’autres institutions, notamment la scène riche et variée des espaces d’art indépendants ou encore la Fondation Plaza pour ce qui concerne la BIM. Nous cherchons également un nouvel espace en centre-ville pour réunir le public lors de performances, de projections et de concerts. Depuis plusieurs années, le Centre est aussi précurseur en matière de diffusion d’œuvres et de projets numériques, en particulier grâce à 5e étage 2*, une plateforme que nous avons conçue juste avant la pandémie. Je profiterai de ce dispositif entièrement gratuit pour lancer une école d’art en ligne ouverte à tous. J’aimerais mettre en place une série de cours sur la nécessité de réenchanter le monde. Des artistes, des philosophes, des anthropologues, des historiens d’art partageront leurs savoirs. Je voudrais enfin conclure des partenariats avec d’importantes institutions internationales afin d’organiser une fois par an une très grande exposition à l’étranger. La prochaine BIM, en 2026, sera présentée pour la première fois hors de son bâtiment. Elle sera préparée et coproduite à Tunis avec la Fondation Kamel Lazaar. Nous souhaiterions que la BIM puisse devenir un modèle et s’établir comme une structure de production permanente pour l’image en mouvement en Afrique et au Moyen-Orient. Bien entendu, cette manifestation se déroulera en parallèle à Genève, au cinéma Plaza et à travers tout un réseau d’institutions culturelles locales.
Vous avez également été choisi par l’artiste Guerreiro do Divino Amor pour coordonner son exposition au Pavillon suisse de la Biennale de Venise. Vidéaste né à Genève, il vit au Brésil d’où il est originaire. Très peu connu sur la scène artistique internationale, il est entouré de mystère…
Guerreiro do Divino Amor faisait partie du programme Generations, instauré en 2016 dans le cadre de la BIM et dédié aux jeunes artistes vidéastes du monde entier. J’ai tout de suite aimé son univers marqué par l’humour et une esthétique baroque, avec quelque chose aussi de dadaïste ou de situationniste. Pendant la pandémie, alors qu’il était confiné à Genève, je lui ai proposé d’organiser sa première exposition personnelle au Centre en 2022. C’est là que les membres du jury mandaté par Pro Helvetia ont découvert son travail. Ils lui ont demandé de soumettre un projet, lequel a été sélectionné ensuite pour le Pavillon suisse à Venise.
Son installation s’intitule Super Superior Civilizations. Qu’y verra-t-on ?
Guerreiro est un artiste helvético-brésilien dont les recherches explorent ce qu’il appelle les « super-fictions » du monde contemporain, c’est-à-dire les grandes narrations historiques, politiques et culturelles à travers lesquelles nous nous représentons, mais représentons aussi les autres et le monde dans lequel nous vivons. À Venise, l’artiste exposera les nouveaux chapitres de sa monumentale saga consacrée à ces grands récits : Miracle d’Helvetia et Roma Talismano.
Vous avez publié à l’automne 2023 Storie dell’arte contemporanea, un recueil de nouvelles sur le milieu de l’art. Édité en Italie par Timeo, le livre rencontre un vrai succès. Pourquoi être passé à l’écriture ?
La littérature a toujours été l’une de mes grandes passions, mais c’est pendant la pandémie que j’ai eu le temps, et le besoin, d’écrire. Je traversais une période sombre. J’avais perdu ma mère en 2019. Mon père étant décédé quand j’avais 11 ans, je me retrouvais orphelin. J’ai eu envie de raconter mes souvenirs d’enfance, la disparition de mon père et cette relation problématique que j’entretiens avec le système de l’art auquel j’appartiens, mais avec lequel j’ai constamment gardé mes distances. Toutes ces histoires sont des fictions, mais inspirées de faits réels. Il s’agit d’une satire qui vise le système de l’art et non l’art. Ce sont, selon moi, deux choses très différentes. Écrire ce livre m’a sauvé la vie.
Dans quel sens ?
Je déteste regarder un film dont je connais la fin. À un moment, j’ai eu cette angoisse de connaître la fin de mon histoire, en tant que directeur d’institution, commissaire, ce personnage plus ou moins public que j’ai construit. Je me suis dit qu’il fallait peut-être explorer d’autres voies. Écrire ce genre de livre n’a rien à voir avec la production d’un texte pour un catalogue. J’ai décidé de prendre un risque dans cet acte de création, en sachant qu’il y avait une possibilité d’échec. J’ai longtemps hésité à le publier, mais je suis très heureux de l’avoir fait. Cela a ouvert un nouveau chapitre dans mon parcours personnel. J’ai d’ailleurs depuis réalisé un livre pour enfants qui sortira avant l’été. J’y réveille mes souvenirs de jeunesse à l’époque où je passais mes vacances sur la petite île de Ventotene en Italie.
Vous avez déjà annoncé que vous partiriez à la réouverture du Centre, en 2028. Qu’allez-vous faire après votre départ ?
Je ne sais pas encore. Flash Art à New York, Artissima et le Castello di Rivoli à Turin, le Centre d’art contemporain à Genève… Je suis directeur depuis plus de vingt ans. J’appartiens à cette génération qui a – de façon presque automatique – cherché des postes à responsabilité au sein d’institutions, contrairement à d’autres, comme Germano Celant ou Achille Bonito Oliva, qui nous ont précédés. Ils sont eux-mêmes devenus des institutions en refusant de diriger quoi que ce soit. Ils étaient un peu « punks », mais on parle d’une autre époque. Le Centre pourrait être la dernière expérience de direction d’une institution de ma carrière. Je souhaiterais faire d’autres choses, mais nous verrons ce qui se passera à l’avenir. Ma vie a été remplie d’aventures. Et c’est ainsi que j’aimerais continuer à la vivre.
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1* 18e Biennale de l’Image en mouvement, 24 janvier-16 mai 2024.
2* 5e.centre.ch
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Centre d’art contemporain Genève, rue des Vieux-Grenadiers 10, 1205 Genève.