Artus Enchères dispersait début décembre 2023, à l’Hôtel Drouot, à Paris, le fonds de Pierre-Auguste Pichon (1805-1900), élève de Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867), dont une Étude pour « Le Martyre de saint Symphorien ». L’attribution erronée de celle-ci au disciple a provoqué un émoi dans le monde du dessin ancien. Le matin de la vente, la salle avait l’allure d’un Salon du dessin miniature, petits et grands marchands, français et étrangers, étaient présents ou représentés. Certains, découvrant alors ne pas être les seuls à avoir repéré la main du maître dans cette feuille estimée à quelques centaines d’euros, faisaient pâle figure ; d’autres, trop lucides sur l’œil averti de leurs adversaires, se préparaient depuis la veille à livrer une bataille des grands jours.
La suite est connue, puisque l’étude pour la figure de licteur se trouvant en bas à droite sur le tableau Le Martyre de saint Symphorien, peint en 1834 et conservé dans la cathédrale Saint-Lazare d’Autun, est présentée cette année au Salon du dessin par la galerie De Bayser. Le monde du dessin ancien et moderne aime ces frissons, ces instants mémorables pendant lesquels les adversaires se jaugent et se regardent en chien de faïence. Or, peu après, ce même monde a démontré aussi combien il était une formidable communauté, attachée à des valeurs morales non négociables.
Un petit monde uni
En effet, le 10 janvier 2024, le Salon du dessin a fait la communication suivante : « Les organisateurs du Salon du dessin désapprouvent la description dégradante et caricaturale de certains personnages apparaissant dans une nouvelle intitulée Les Allées du Salon récemment publiée dans l’ouvrage Bien trop près du feu et autres nouvelles de Louis Antoine Prat. » L’auteur, célèbre collectionneur, dont les propos ont été jugés homophobes et antisémites, notamment par Paul Salmona, le directeur du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris, est désormais persona non grata au Salon du dessin. Le président, Louis de Bayser, a indiqué en sus que : « Le Salon du dessin est reconnu et apprécié pour son atmosphère chaleureuse et conviviale où les gens se respectent les uns les autres. Nous ne pouvons accepter la description détestable de certains personnages de cette nouvelle qui se déroule dans les allées de notre Salon. »
Impossible d’admettre une quelconque critique des sœurs Sylvie et Annie Prouté, dont la galerie est membre fondateur du Salon, ni même du marchand Nicolas Schwed, lequel ne participe pas au Salon, mais est respecté par tous les exposants. Aucune vente ni aucune donation ne justi- fient de braver certains principes. « Ce n’est pas nous, ce n’est pas ce que nous sommes et ce en quoi nous croyons. Pour nous, les valeurs passent avant de triviales considérations commerciales ou de simples petits calculs à court terme », s’insurge le marchand new-yorkais Mark Brady, célèbre pour son sérieux et ses choix. Ébranlé par le communiqué, Louis-Antoine Prat a fait savoir par la voix de son nouvel avocat qu’il n’avait dépeint que des personnages de pure fiction, qui « n’ont pas de religion et ne sont nullement décrits à raison d’une origine ou appartenance religieuse ni d’une orientation sexuelle ». Et d’ajouter : « Les accusations d’antisémi- tisme et d’homophobie qui me sont portées, et que je réfute avec la plus grande force, m’ont profondément blessé. »
Ces deux événements disent beaucoup de ce qui se joue au Salon du dessin. Tous les marchands et conservateurs, toutes nationalités confondues, se réjouissent de partager une même passion, une estime fervente pour les découvertes et une admiration réciproque pour le goût des uns et des autres. Dès la clôture du Salon précédent, les exposants songent déjà au suivant, préparé mois après mois avec un soin infini. Aucun autre milieu spécialisé n’est à ce point rythmé par le calendrier d’une manifestation, et celle-ci est parisienne. Rien n’est laissé au hasard grâce à une organisation bien rodée, mais surtout en raison de l’engagement sincère et total des participants. Paolo Antonacci, figure bien connue et reconnue du marché de l’art romain, confie avoir attendu longtemps avant de franchir le pas, bien qu’il ait été encouragé par le passé à candidater pour participer au Salon : « Je suis aussi heureux que fier d’être présent cette année sous la voûte du palais Brongniart. Il ne s’agit pas d’une participation à une foire de prestige comme les autres. Elle est incompatible, selon moi, avec d’autres engagements tant elle nécessite une attention minutieuse. » Puis d’affirmer : « Nous venons parce que nous avons quelque chose à dire ou plutôt la fierté d’exposer un ensemble original et significatif, en l’occurrence plusieurs feuilles, s’étendant d’Eugène Delacroix à Paul Klee, provenant d’une collection privée romaine et rassemblées sous le thème de la figure animalière. C’est extrêmement stimulant d’être porté par le sentiment d’appartenance à cette famille unie par le même attachement aux œuvres sur papier. »
Un métier de rigueur et de passion
Qu’ils proposent des sélections thématiques ou des ensembles emblématiques de leur identité artistique, les exposants français et étrangers – ils sont dix-huit cette année – jouent leur image et leur positionnement. Dès les premières minutes d’ouverture du Salon, la messe est dite, les récompenses du travail d’une année distribuées. Le moindre relâchement est considéré et inquiète, la montée en puissance est, au contraire, guettée et reconnue, surtout chez les plus jeunes. En 2022, par exemple, l’entrée remarquée au Salon d’Ambroise Duchemin, qui présentait un des quatre carnets de dessin de Théodore Géricault – lequel n’avait pas été vu depuis 1891 –, avait suscité un véritable engouement et fait regretter à quelques retardataires de ne pas être arrivés à l’heure. Les efforts payent.
Pour cette édition, le Salon du dessin expose la collection d’une grande marchande, l’Allemande Katrin Bellinger basée à Londres, qui a fondé en 2001 la Tavolozza Foundation, laquelle rassemble aujourd’hui plus de 1800 objets sur le thème du processus de création et de ses mystères, et soutient nombre de projets sur ce sujet. Ce sera l’occasion de découvrir ou de redécouvrir certaines feuilles énigmatiques, telles que L’Inspiration de l’artiste, signée de Jean-Honoré Fragonard, des portraits ou autoportraits d’artistes au travail, comme Vivant Denon faisant le portrait du chevalier de Cossé par Louis de Carmontelle, mais aussi de susciter une émulation entre les marchands.
En 2023, le Salon rendait hommage à Ger Luijten, le directeur de la Fondation Custodia, à Paris, dont le monde du dessin pleurait la récente perte tant il était une figure marquante par sa bienveillance et ses acquisitions notables, lesquelles avaient placé le paysage de plein air au centre des attentions. Au fond, et c’est peut-être l’une des caractéristiques majeures de cette Foire, la question du goût et celle du goût des collections sont peut-être ce qui unit ce petit milieu. Qu’importe si l’audace de l’œil s’exerce dans le monde des musées ou celui des salons privés. Ces deux univers marchent de concert pour le dessin.
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Salon du dessin, 20-25 mars 2024, Palais Brongniart, place de la Bourse, 75002 Paris.