Le nom de Weegee (1899 - 1968) évoque invariablement des images de cadavres gisant sur le bitume, d’incendies, d’accidents de la route, de malfrats menottés à l’arrière d’un fourgon… Pendant plus de dix ans, de 1935 à 1947, le photographe américain fait du sordide son fonds de commerce. Nuit après nuit, branché sur la fréquence radio de la police afin d’être toujours le premier sur les lieux, il sillonne les rues de New York à la recherche du prochain fait divers qu’il pourra vendre à la presse tabloïde. Réunis dans Naked City, son premier livre publié en 1945, ces clichés chocs font sa notoriété et lui assurent une place au panthéon des photographes du XXe siècle. Celui qui apposait au dos de ses tirages le tampon « Credit photo by Weegee the Famous » voit ses ambitions se concrétiser.
Pourtant, à la fin des années 1940, le photographe change du tout au tout. Le morbide laisse place à la liesse : cinéma, fête foraine, cirque, soirées mondaines et culturelles… Installé à Hollywood, il développe ce qu’il appelle ses « photo-carica-tures » auxquelles il se consacre pendant près de vingt ans. Dans son laboratoire, usant de toutes sortes de techniques, il déforme à plaisir ses portraits de célébrités et d’hommes politiques.
Le contraste entre les deux facettes de l’œuvre de Weegee, radicalement différentes tant par leur registre que par leur approche esthétique, a interpellé Clément Chéroux, directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson depuis 2022 : « Un tel grand écart est rare dans l’histoire de la photographie. Comment peut-on être Walker Evans et Man Ray tout à la fois ? C’était pour moi l’énigme Weegee. » L’histoire et ceux qui l’ont écrite ont volontiers accentué cette opposition, la période new-yorkaise étant considérée comme celle du « bon Weegee », tandis que ses images plus expérimentales ont été mésestimées.
Le spectacle de la société
L’exposition entend réconcilier la dualité de ce corpus pour en souligner la cohérence critique. Observée dans son ensemble, l’œuvre de Weegee est un portrait au vitriol de la société du spectacle américaine. Aux yeux de Clément Chéroux, « cette satire de la mise en spectacle du monde » est le véritable fil rouge de sa carrière et ferait presque de lui un précurseur de Guy Debord, lequel publie, un an avant la mort du photographe, son ouvrage majeur, La Société du spectacle.
Pour comprendre l’œil critique de Weegee, il faut revenir à son histoire. Né Ascher Fellig dans un shtetl au cœur de l’empire austro-hongrois, il rejoint à 10 ans son père, émigré depuis plusieurs années aux États-Unis. Renommé Arthur, il grandit dans la misère du quartier juif du Lower East Side, à New York. Devenu photographe, il n’oubliera pas cette expérience.
Le fameux lexique photographique de Weegee saute aux yeux des visiteurs dès les premières salles de l’exposition : corps criblés de balles, sorties de route ou immeubles en feu dialoguent avec des clichés témoignant des conditions de vie des plus démunis (enfants dormant sur un escalier de secours pour échapper à la canicule, chiffonnier ambulant tirant son cheval sous une tempête de neige nocturne, etc.). Des images que le photographe considère, selon ses propres mots, comme « de véritables documents sociaux ». Bien qu’il ne soit pas un activiste, il n’en demeure pas moins animé d’une conscience politique forte. Outre ses publications dans des journaux de gauche, il est membre de la Photo League, un groupe de photographes new-yorkais usant de la photographie comme une arme d’émancipation sociale.
Quant aux faits divers que Weegee immortalise, leur représentation directe et soumise à la crudité du flash possède souvent un commentaire sous-jacent, tantôt cocasse, tantôt ironique. Le photographe joue avec les signes visuels des scènes qu’il photographie : l’incendie d’un immeuble est ainsi surmonté d’un panneau publicitaire clamant « simply add boiling water » (« il sufit d’ajouter de l’eau bouillante »). Cette attention à la composition est révélatrice de la manière dont le photographe assimile les scènes de crime à des scènes de théâtre, allant jusqu’à titrer l’une d’elles Balcony Seats at a Murder (« Sièges au balcon pour regarder un meurtre »). Les « curieux », ainsi qu’il les nomme, ont également une place d’honneur dans ses images. Ce sont des photographes venus capturer le fait divers ou des passants animés d’une curiosité morbide. En les intégrant dans le cadre, Weegee parle moins du fait divers que du voyeurisme qu’il génère chez ces spectateurs du crime… ou ceux de l’image. Des pulsions qu’alimente volontiers la presse tabloïde, laquelle, de plus en plus, transforme le fait divers en spectacle.
Les « photo-caricatures »
Dans les années 1940, Weegee, lassé des « gangsters qui gisaient morts, leurs tripes éparpillées dans le caniveau », tourne son objectif vers un monde aux antipodes des bas-fonds new-yorkais, mais tout autant régi par le spectacle : celui du divertissement et des mondanités. Fasciné par le spectaculaire, il suit les saltimbanques, les clowns et les danseuses dans les coulisses des fêtes foraines, ou s’introduit dans les salles de cinéma pour capturer les émotions sur les visages de l’audience. Ce changement de cap n’en demeure pas moins guidé par un œil toujours aussi incisif. Dans La Critique, un cliché qu’il considère comme son « chef-d’œuvre », il utilise à nouveau les regards pour faire parler ses images, confrontant celui d’une femme du quartier new-yorkais populaire de Bowery aux silhouettes endimanchées de deux élégantes à l’entrée d’une soirée de gala du Metropolitan Opera.
Une image sufit à Weegee pour montrer le fossé vertigineux qui sépare les classes sociales américaines et que la société capitaliste n’a pas fini de creuser.
Sur la côte ouest, où il travaille pour l’industrie du cinéma, Weegee est invité par Stanley Kubrick, grand admirateur de son travail, à photographier le tournage de Strangelove (1964, Docteur Folamour). C’est sur ce plateau qu’il développe ses fameuses « photo-caricatures ». Le photographe se plaît à déformer ses portraits de célébrités jusqu’au grotesque, mettant à mal le star-système hollywoodien. Car pour Weegee, du crime au show-business, tout n’est que spectacle.
En réconciliant les deux facettes de Weegee, la Fondation Henri Cartier-Bresson rend hommage à la grande lucidité d’un photographe qui a posé un regard prophétique sur le rapport néfaste de notre société à l’image.
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« Weegee », 30 janvier - 19 mai 2024, Fondation Henri Cartier-Bresson, 79, rue des Archives, 75003 Paris.