« Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu semblable fougue. La palette craque sous l’amoncellement des couleurs, la toile plie dans son cadre de bois, c’est une balayure furibonde des couleurs, un va-et-vient des brosses, un écrasement des pinceaux, un éclaboussement, une tempête de l’huile ! Hals a le diable au corps ! Il brosse ses fonds, bride abattue, plaque çà et là ses empâtements, fouette de zébrures tapageuses, flagelle de zigzags tumultueux la toile qui recule et revient quand la pesée cesse, et, dans ce gâchis de forcené […] dans ces martelages d’enragé, jaillit avec une impétuosité terrible une tête qui vit d’une vie étrange. » Dixit Joris-Karl Huysmans 1* face au Bon Compagnon (vers 1628-1630, Rijksmuseum, Amsterdam).
Frans Hals face aux préjugés
Dès lors que le Rijksmuseum prend le parti de réduire au strict minimum l’appareil critique d’une exposition monographique – mis bout à bout le corpus des textes de salle n’est pas plus long que le présent article –, à travers un parcours thématique, le visiteur est encouragé à prendre certaines libertés… La comparaison facile et tentante avec Rembrandt est une chimère qui aboutit également à une impasse obtuse. Rapprocher la vigueur de la touche de Frans Hals (1580/1583 – 1666) de celle de Vincent van Gogh, comme nous y invite le panneau introductif de l’exposition, peut se révéler utile. Se souvenir de l’engouement de Joris-Karl Huysmans évoquant cette peinture qui « vit d’une vie étrange » est un préambule plus indispensable encore pour le public français et francophile.
Outre Théophile Thoré-Bürger, le « rédécouvreur » oficiel de Johannes Vermeer et de Frans Hals, nombre de critiques français se sont mesurés à celui-ci, qui occupe une place de choix chez les artistes français depuis la fin du XVIIIe siècle. Frans Hals impose de se départir de ses préconçus académiques et de ses préjugés sociaux. Ou pas. Car rien n’est plus aisé que d’abominer son style et ses sujets. Le précurseur Jean-Baptiste Pierre Le Brun – à qui nous devons la véritable « Renaissance » de Johannes Vermeer – appelait déjà en 1792 les artistes de son temps, Jean-Honoré Fragonard en tête, à prendre garde à propos de Frans Hals : « Ses productions se seraient vendues beaucoup plus cher s’il n’avait pas tant produit ni peint si vite : car, pour qu’un tableau soit payé fort cher, il ne suffit pas qu’on aperçoive l’empreinte du génie, il faut encore qu’il soit fini ; autrement j’admets que ce qui a été fait vite se regarde et se paie de même. Avis aux artistes modernes, lorsqu’ils n’assoient pas leurs réputations sur des ouvrages achevés et précieux d’études. » Cette liberté de la touche, honnie par certains, adulée par d’autres, en dit autant sur l’artiste que sur celui qui regarde.
L’exposition au Rijksmuseum permet non seulement d’apprécier et de mesurer notre goût pour le fini et le non-fini, mais également pour le degré d’intervention des restaurateurs. La présence du Portrait de femme debout (entre 1610 et 1614, Chatsworth House, Royaume-Unis), un tableau des collections des ducs de Devonshire, est extrêmement troublante. Le récent nettoyage, fort peu intrusif, laisse entrevoir une matière généreuse à souhait, avec des glacis et des aplats exceptionnels. L’état remarquable de conservation de ce tableau, qui date des premières années de la carrière du peintre, éveille le regard du public sur l’aspect des autres toiles de l’exposition, notamment de leur vernis, mais aussi sur l’évolution du pinceau de Frans Hals au fur et à mesure des décennies – l’artiste peignait encore à 80 ans.
L'âge d'or hollandais
Dès lors que le Rijksmuseum ne propose pas un parcours chronologique, mais une promenade thématique à travers l’œuvre de Frans Hals grâce à huit sections aux angles relativement vastes (« Raw », « Breathe », « Big », « Smiling », « Twinkle », « Smearing », « Small » et « Bold »), le spectateur n’est pas tenu de réviser par le menu détail les leçons d’histoire politique et sociale du premier XVIIe siècle. Si la plupart des modèles sont identifiés, ils demeurent souvent d’illustres inconnus, dont la gestuelle, les vêtements et les expressions sont emblématiques d’une classe privilégiée et dominante. Certains ont laissé leur nom à quelques rues ou monuments généreusement financés, mais c’est le peintre qui assure leur postérité. Cette société patriarcale et capitaliste qui tire l’essentiel de ses richesses du commerce et des manufactures (et « accessoirement » de la traite des esclaves) apparaît dans toute sa splendeur en s’appropriant tantôt la pose des têtes couronnées, tel le portrait du marchand drapier Willem van Heythuysen (1625, Alte Pinakothek, Munich), ou celle des grands philosophes, tantôt celle des galeries de personnages illustres. Les femmes sont femmes ou filles de, leurs habits luxueux reflètent la prospérité de leur famille, mais leurs corps sont rigides et engoncés dans des parures surmontées d’une collerette. Le fil conducteur est bien l’argent que les modèles du Portrait de groupe des régentes de l’hospice des vieillards (vers 1664, Frans Hals Museum, Haarlem, Pays-Bas) ainsi que leur intendante sont habituées à compter et à gérer – face au peintre, elles semblent décontenancées, ne sachant que faire de leurs mains – pour soutenir leur mission charitable rappelée par le sujet du tableau dans le tableau, « Le Bon Samaritain ». La ploutocratie haarlémoise que représente Frans Hals est une parenthèse politique qui permet de mieux saisir la notion d’« âge d’or » de la Hollande du XVIIe siècle.
Frans Hals laisse d’ailleurs entrevoir le revers de la médaille en brossant quelques figures de bohémiens hilares et tapageurs. La Bohémienne (vers 1632, musée du Louvre, Paris) – qui est libre de ses mouvements, elle ! – répond certes au Joyeux Buveur (1628-1630, Museum der Bildenden Künste, Leipzig), mais ils surprennent moins que les deux enfants pêcheurs conservés l’un au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (vers 1638), l’autre en mains privées. Pour ces portraits vifs et saisissants, Frans Hals opte pour une palette inédite avec des brosses plus larges encore qu’à l’accoutumée. Il peint le ciel et la lumière de son pays comme l’auraient fait ses illustres suiveurs du XIXe siècle. Mais surtout, Frans Hals est plus vrai parce qu’il se dessaisit du besoin de peindre des portraits ressemblants pour des commanditaires fortunés, exigeants et désireux d’être magnifiés. L’expression du visage et du regard de ces deux pêcheurs est aussi près que possible de la réalité. Dans la grande majorité des cas, Frans Hals, le peintre « libre », ne l’était pas plus que ses modèles.
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1* Joris-Karl Huysmans, «Le Bon Compagnon», Musée des Deux Mondes, 1er novembre 1875.
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« Frans Hals », 16 février - 9 juin 2024, Rijksmuseum, Museumstraat 1, 1071 Amsterdam, Pays-Bas.
12 juillet - 3 novembre 2024, Gemäldegalerie, Matthäikirchplatz 4, 10785 Berlin.