Éric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA ; et chroniqueur de notre journal), évoque un bouleversement dans l’histoire de la création au XXe siècle : l’art transcende ses simples fonctions de représentation et de décoration, et propose de nouveaux modèles de perception, de pensée et d’action. Les artistes participent « à la création et à l’édification d’un monde différent et nouveau, utopique ».
L’utopie, bien que souvent associée à des figures radicales du modernisme, rencontre de nouvelles résonances actuellement. Malgré un repli sur soi de l’art, forcé de « revenir à ses anciennes fonctions », et dû à l’échec des grandes utopies politiques du XXe siècle, la faillite de celles-ci a été libératrice, estime Éric de Chassey, car elle a permis aux idéaux de prendre une autre forme, en dehors de tout absolutisme. Il explique : « La part utopique qui perdure dans les pratiques artistiques aujourd’hui ne pouvait plus être la vision triomphante et totalisante qui existait chez les pionniers au début du XXe siècle. Au contraire, il y a une idée bien plus humble que l’art ne peut pas changer le monde directement, mais que les artistes peuvent faire des propositions provisoires pour repenser le monde par leurs œuvres ».
Éric de Chassey a choisi ces œuvres, décrites comme de « fragiles utopies », parmi celles des artistes de la scène française présentés cette année dans les allées d’Art Paris. Le parcours imaginé souligne autant la part utopique continuant d’irriguer la création contemporaine qu’il laisse émerger une nouvelle généalogie : certains artistes de la modernité élaboraient déjà de telles utopies, « plus précaires et plus provisoires ». Avec ce regard rétrospectif, le commissaire entend remettre sur le devant de la scène des artistes « tenus pour mineurs au temps du triomphe du modernisme », qui se sont bien souvent avérés être des femmes, Sonia Delaunay-Terk (galerie Bérès) notamment ou encore Maria Helena Vieira da Silva (galerie Jeanne Bucher Jaeger).
Intuition et sensibilité
L’historien de l’art a choisi vingt et un artistes, nés au XIXe siècle ou dans les années 1990, à présent des figures incontestables de l’histoire de l’art ou d’autres qui auraient mérité plus d’attention à ses yeux. Cette sélection très intuitive se veut guidée par une expérience sensible plutôt qu’une approche thématique. Réfractaire aux catégorisations, Éric de Chassey note pourtant « souvent un aspect mélancolique, qui tient dans le rapport aux grandes utopies de la modernité et au fait qu’elles ont échoué de façon concrète ». Jean-Michel Alberola (galerie Templon) propose ainsi un portrait de Vladimir Tatline en héros paradoxal, dont le visage morose contraste avec l’ardeur des espoirs révolutionnaires qu’incarne une étoile rouge brillant au pied de la toile. Des artistes vont toutefois se saisir par bribes des grands idéaux de la modernité. Avec des objets trouvés aux puces et posés de manière aléatoire contre les murs, la photographe franco-marocaine Yto Barrada (galerie Polaris) compose des structures architecturales, de « véritables villes en réduction, aux éléments hétérogènes, mais formant des ensembles finalement cohérents ». Éric de Chassey a été particulièrement touché par ces clichés, de simples images montrant qu’il suffit de savoir regarder pour percevoir une autre réalité : « La création d’un monde différent est présente autour de nous sans que l’on y fasse attention. Elle n’est pas portée par de grands projets, mais simplement par de petites choses et par le hasard, qui joue un rôle important. »
Cette simplicité et cette volonté de s’éloigner du spectaculaire ou de toute forme d’absolutisme ont guidé Éric de Chassey dans l’élaboration de ce parcours fascinant. Grande nouveauté de cette édition : le 3 avril 2024, un artiste nommé dans cette sélection se verra remettre le prix BNP Paribas Banque Privée. Un regard sur la scène française. Une dotation de 30000 euros constituée pour soutenir la création hexagonale lui sera alors attribuée.