C’est un peu par hasard qu’en 1956, à l’âge de 23 ans, que Pierre Cordier invente le processus du chimigramme, en écrivant avec du vernis à ongles sur du papier photosensible. Comme il le définit lui-même, le chimigramme combine la physique de la peinture (le vernis, la cire, l’huile) et la chimie de la photographie (l’émulsion photosensible, le révélateur, le fixateur). Cordier travaille sans appareil photo ni agrandisseur. Il laisse la lumière intervenir directement sur le papier photographique pendant qu’il développe des formes ou des images sur l’émulsion photographique. Un chimigramme est un original positif et constitue donc une œuvre unique, à la différence du tirage photographique. Par son côté sériel, son travail n’est pas sans proximité formelle avec celui de François Morellet – avec lequel il partageait un même sens de l’humour.
Avec sa longue silhouette quelque peu courbée avec le temps, sa crinière et sa barbe blanche, ses lunettes cerclées, il ne passait pas inaperçu, toujours en quête des dernières évolutions du monde de l’art contemporain, comme de la photographie, deux domaines parmi ses champs d’intérêts, avec le cinéma, la musique et la littérature.
À travers ses images dans lesquelles domine l’abstraction, même s’il réalisa également de nombreux autoportraits, il est proche du mouvement allemand de la Subjektive Fotografie dans les années 1950, avant d’être un fondateur d’un autre courant, celui de la Generative Fotografie dans la décennie suivante. En 1977, sa rencontre avec le photographe Aaron Siskind lui ouvre les portes des États-Unis où son travail est particulièrement apprécié. Tout en poursuivant ses recherches sur le photo-chimigramme et ses différentes variantes, Pierre Cordier réalise aussi des films dans une même veine expérimentale. Il a assuré pendant plus de trente ans une charge d’enseignant à l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles.
Aussi bon connaisseur de la photographie que de l’art contemporain de son époque, sa pratique hybride lui valait une position ambivalente, tant dans le milieu photographique que dans celui de la peinture. Cela n’a pas empêché sa reconnaissance publique, lui qui bénéficia de rétrospectives tant aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, en 1988 qu’au Musée de la photographie de Charleroi en 2007. Outre ces deux institutions, ses œuvres se trouvent également dans les collections du Centre Pompidou et de la Bibliothèque nationale de France à Paris et au Victoria and Albert Museum à Londres.
Personnage aussi attachant qu’« autocentré », esprit libre et indépendant, il laisse une œuvre sans doute à redécouvrir, car elle fait désormais encore un peu plus partie de l’histoire de l’art. Depuis quelques années, son site Internet est introduit par ces lignes : « À l’arrivée de la photographie en 1839, la peinture a subi une profonde transformation. Actuellement, c’est le numérique qui bouleverse la photographie. Fusion de la peinture et de la photographie, le chimigramme est sans doute l’ultime aventure de l’émulsion au gélatino-bromure d’argent ».