Kapwani Kiwanga a été choisie pour représenter le Canada à l’occasion de la 60e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia 2024. Canadienne née en 1978, dont le père était originaire de Tanzanie, elle vit à Paris depuis le début de sa carrière. Intitulée « Trinket » (terme anglais signifiant « bibelot », « breloque »), son installation aborde les rapports entre dominants et dominés dans la Sérénissime, place commerciale et plaque tournante de l’esclavage dès le Moyen Âge. Dans son approche de l’espace du pavillon du Canada, l’artiste pourrait bien l’inscrire dans une logique de camouflage...
Sa démarche artistique essentiellement centrée sur l’installation et la performance s’y prêtant, Kapwani Kiwanga est portée par sa formation d’anthropologue à Montréal et d’artiste aux Beaux-Arts de Paris. Tout en privilégiant une approche non dogmatique, pluraliste, souvent liée à l’expérience personnelle, elle ne cesse d’aborder, par de multiples moyens formels et conceptuels, des questions relatives à la colonisation et la décolonisation, à la diplomatie, aux migrations, aux croyances, à la religion, à l’architecture disciplinaire, à la construction ou au fractionnement des identités, aux mutations, aux métamorphoses du vivant, aux luttes et à la résistance, ou encore à la cartographie des territoires, tant plastiques que géopolitiques. Nombre de ces thématiques surgissent au quotidien au Canada, pays où, en plus de sa population autochtone, cohabitent des personnes originaires de plus de 220 pays, parlant autant de langues, et dont les citoyens immigrants comptent pour plus de 22 % de la population. Le mantra « JEDI » (Justice, Égalité, Diversité, Inclusion) y règne, à la limite de l’obsession, alors que les institutions, tant sociopolitiques que culturelles, cherchent à s’en réclamer.
Un succès fulgurant
Depuis 2011, Kapwani Kiwanga s’est imposée sur la scène artistique canadienne (d’un océan à l’autre) comme à l’international. À ce jour, 60 expositions monographiques dans une douzaine de pays lui ont été consacrées, dont une bonne dizaine en France et au Canada. La plasticienne compte à son actif 52 performances présentées dans 15 pays et 173 expositions collectives – ce qui porte à 33 le nombre de pays où son travail a été montré. Du jamais vu ou presque, alors même que les artistes canadiens peinent à diffuser leurs créations, y compris au Canada. Récemment, Kapwani Kiwanga a bénéficié d’une importante monographie publiée aux éditions JRP 1* et d’une série de grandes expositions. «Safe Passage» au MIT List Visual Arts Center à Cambridge (Massachusetts, 2019), «Off-Grid» au New Museum à New York (2022), «The Length of the Horizon» au Kunstmuseum de Wolfsburg (2023-2024) puis au Copenhagen Contemporary (jusqu’au 25 août 2024) font suite aux présentations au Kunsthaus Biel Centre d’art Bienne (2020), au Jeu de Paume à Paris (2014), à la South London Gallery (2015), pour n’en citer que quelques-unes. L’artiste a également participé à de nombreuses biennales à travers le monde, dont les plus prestigieuses. Les prix Marcel-Duchamp en France, Sobey pour les arts au Canada, Frieze Artist Award et Etant donnés Contemporary Art dans le cadre de l’Armory Show aux États-Unis comptent parmi les distinctions qu’elle a reçues, en plus de multiples récompenses dans des festivals de films.
Comment expliquer la fulgurance d’un tel succès ? La rigueur du travail et sa pertinence, sans aucun doute, doublées d’une grande poésie et d’un sens plastique indéniable. Outre les concepts au cœur de son œuvre d’immigrée, de voyageuse, de personne liée à plusieurs continents par son histoire, Kapwani Kiwanga manipule avec justesse le verre, le métal, le tissu, le sisal, le sable ou la terre, minéraux et végétaux. À cela s’ajoutent la couleur et la lumière, infusées d’une conscience du lieu, du temps et de l’histoire dont elle s’applique à décortiquer les narratifs, jusqu’à interroger le futur comme s’il s’agissait du passé, à l’instar de sa mémorable performance Afrogalactica (depuis 2011). Une maîtrise sans doute d’un grand secours quant à la solution à trouver cette fois pour «habiter» le pavillon du Canada.
Un « tipi en dur »
Dans le contexte de la Biennale de Venise, l’enjeu pour chaque pays consiste à inventer, à chaque édition de la manifestation, de nouvelles modalités d’exposition des œuvres, voire à jouer avec le bâtiment dont il dispose. En se projetant dans l’esprit d’une hétérotopie foucaldienne, mêlant utopie et réalité, l’allure que chaque nation, au fil du temps, donne à son pavillon relèverait ainsi d’un dispositif proche du camouflage.
À observer chacun des pavillons qui peuplent les Giardini, une grande variété architecturale s’impose, allant du style palladien à sa réincarnation dans le mode Beaux-Arts jeffersonien, à l’Art déco ou au modernisme. Les pavillons nationaux reflètent souvent des moments de l’histoire politique des pays ou la façon dont les styles d’architecture s’y sont développés. Le Canada est un cas particulier. Par sa situation même, il paraît incongru dans la principale allée, là où s’élèvent les pavillons des grandes puissances occidentales : France, Grande-Bretagne, Allemagne. Réalisé en 1958 par le studio milanais BBPR, soucieux de respect pour l’environnement et des apports de la modernité, il fait profil bas par rapport aux géants qui l’entourent. Certains s’y réfèrent comme étant une sorte de « tipi en dur », une tente pérennisée faite de bois, briques, verre et métal. Rien de la pierre noble des prestigieux voisins ou de leur apparente volonté impérialiste.
Ainsi, il représente un défi pour tout artiste qui y expose. Sa conception même possède une dimension « camouflée » : inscrit dans un courant de l’architecture italienne ayant opté pour une perspective naturaliste dans ces années d’après-guerre et postfascistes, il serait inspiré de la suite de Fibonacci, un concept mathématique dont le protocole est de multiplier une donnée. Très bonne idée pour le Canada, petit pays sur le plan de sa population, énorme sur le plan du territoire.
Reste que depuis l’ère de l’installation, de la photographie ou de la vidéo à grande échelle, l’espace dont on dispose à l’intérieur de ce modeste édifice peut sembler inadéquat. Certaines éditions se sont directement attaquées au problème. Dès 1990, l’année où, première femme à représenter le Canada (l’auteure de ces lignes étant commissaire du Pavillon canadien), Geneviève Cadieux rompt avec la tradition de l’exposition en intérieur, le bâtiment du pavillon lui-même, fermé, devient lieu d’expérimentation. Sur sa devanture, dotée d’immenses baies vitrées, fut alors installée La Fêlure, au chœur des corps, photographie agrandie, montage d’une cicatrice entrecoupée d’un baiser en très gros plan. Grande image pour petit pavillon. Pavillon-cicatrice/monde blessé/relations hommes-femmes en difficulté.
Ce projet ouvrait la voie, tant critique de l’institution que des tropismes de l’art lui-même et des représentations qui y sont véhiculées. Très souvent depuis, le pavillon du Canada a donné lieu à des propositions visant à le détourner ou à l’invisibiliser pour le rendre, en fin de compte, plus... visible. Ainsi des réalisations de Rodney Graham, du duo Janet Cardiff et George Bures Miller, de Jana Sterbak, de Rebecca Belmore, d’Igloolik Isuma, qui l’utilisèrent comme salle de cinéma ou presque, comme dispositif de retournement en installant des images vidéo tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ou comme lieu de transmission par les ondes le liant au Grand Nord canadien. David Altmejd, BGL, Geoffrey Farmer ont, quant à eux, transformé le bâtiment en volière, dans une mise en scène de grand magasin de luxe, en « dépanneur 2* » à la mode québécoise ou en chantier ouvert propice aux jeux d’eau. Il reste à aller encore plus loin dans cette déclinaison du pavillon du Canada. Kapwani Kiwanga saura-t-elle relever le défi ? K comme Kapwani Kiwanga, K comme Kamouflage...
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1* Kapwani Kiwanga, Emanuele Coccia, Mélissa Laveaux, Omar Berrada et al., Kapwani Kiwanga, éditions française et anglaise, Genève, JRP|Éditions, 2023, 224 pages, 40 euros.
2* Commerce de proximité ouvert tard le soir au Québec, épicerie de nuit.