Le Pavillon suisse de la Biennale de Venise est à l’image du pays qu’il représente : moderne, sobre et fonctionnel. Construit en 1952 par l’architecte Bruno Giacometti, ce bâtiment, qui cultive l’esthétique pragmatique helvétique, accueille le 20 avril 2024, et pour les huit prochains mois, une ambiance fort différente. Deux installations-mondes y prennent place avec la promesse d’être baroques et festives, dada et puissantes. Leur auteur ? L’artiste helvético-brésilien Guerreiro do Divino Amor, lequel a été sélectionné pour exposer aux Giardini sans être particulièrement connu en Suisse, alors qu’il l’est au Brésil. « J’ai mené une grande partie de ma carrière là-bas, explique celui-ci, alors en plein montage de son exposition vénitienne « Super Superior Civilizations ». J’ai postulé deux fois aux Prix suisses d’art, en 2008 puis 2017, mais je ne les ai jamais gagnés. Ma première exposition a été organisée par Andrea Bellini au Centre d’art contemporain Genève en 2020. » C’est d’ailleurs ce dernier qui assure le commissariat du pavillon, à la demande de l’artiste. En effet, il est désormais d’usage que l’artiste retenu par Pro Helvetia pour représenter la Suisse à la Biennale engage en retour un commissaire d’exposition.
De Guerreiro à Divino Amor
« Cela m’offre, bien sûr, une incroyable visibilité. Il y a certes une forme de pression, mais c’est également l’occasion de profiter de moyens importants pour présenter mon travail dans toutes ses possibilités », reprend celui qui est arrivé aux Beaux-Arts par la voie de l’architecture. C’était à Grenoble, il y a vingt ans : « Mon travail de recherche portait sur l’architecture expérimentale. La matière était très académique. C’est pourquoi j’ai commencé à m’orienter vers d’autres formes d’expression plus libres comme la vidéo et le collage. » Il poursuit : « J’ai aussi produit des publications inspirées par la presse people, les magazines scientifiques, les bulletins religieux et les brochures corporatives. Des objets qui parlaient un langage familier et que je diffusais dans les salles d’attente, sur Internet ou dans les écoles. J’ai ensuite étudié les effets spéciaux et l’animation dans une école technique à Rio de Janeiro. »
Né à Genève en 1983 d’un père historien, grand spécialiste de l’histoire du canton, mais également auteur à succès de romans policiers, et d’une mère brésilienne, il s’est choisi un nom de guerre qui rime avec le sien. « Guerreiro est mon patronyme maternel, continue l’artiste. Do Divino Amor vient d’une amie de mon père qui était brésilienne et appartenait à l’Église évangélique. Nous allions très souvent à la messe le dimanche, mais le culte y était trop radical pour moi. Néanmoins, elle invitait le groupe de musique dans lequel je jouais à l’époque à faire des concerts au temple. Nous adoptions tous les genres pour nous amuser, mais surtout du heavy metal! Dans ce contexte, nous trouvions drôle de nous appeler Divino Amor. J’ai par la suite gardé ce nom que j’adorais, car il transformait le mien en quelque chose d’autre. »
Le grand œuvre de Guerreiro do Divino Amor s’intitule Superfictional World Atlas et prend la forme d’une série d’installations numériques dont chaque occurrence est consacrée à une ville ou un pays. Par le biais de vidéos et d’animations, l’artiste y explore ce qu’il appelle les « superfictions » du monde contemporain, c’est-à-dire les grandes narrations historiques, politiques et culturelles à travers lesquelles nous nous représentons, mais représentons aussi les autres et le monde dans lequel nous vivons. Une cartographie ambitieuse et virtuellement infinie à laquelle ce chapitre vénitien appartient. « Je montre comment les stéréotypes se construisent et quels sont leurs fondements, explique l’artiste. Par exemple, pour Le Miracle d’Helvetia que je présente dans le pavillon, le point de départ est Helvetia, la déesse-mère de la Suisse. Elle fait de ce pays une sorte d’Olympe au-dessus du monde, détachée de la civilisation. La superfiction de la perfection helvétique, ce sont l’excellence physique et morale, l’équilibre entre nature et développement technologique, le confort, la sécurité et la richesse, qui sont les images que la Suisse exporte. »
Archéologie digitale
Autour d’Helvetia se trouvent quatorze autres déesses inventées par Guerreiro do Divino Amor. Parmi elles, Scopula, Desideria Patria, Seminatoria, Gudruna ou encore Calvina, la représentation féminine de Jean Calvin interprétée par l’artiste transgenre brésilienne Ventura Profana. « Son rôle est très austère, indique Guerreiro do Divino Amor. Elle est protestante et digne héritière du calvinisme. Il y a aussi Nidustia qui incarne Nestlé, la multinationale de l’agroalimentaire qui m’intéresse beaucoup. »
On retrouve Ventura Profana en louve romaine dans Roma Talismano, le second volet composant « Super Superior Civilizations ». « Pour mes installations, il existe plusieurs configurations, poursuit l’artiste. Il y a les lieux où j’ai vécu longtemps et dont je sais parler ; il y a également des mythologies associées à ma vie que j’ai envie d’aborder. C’est le cas de la Suisse et de Rio de Janeiro où j’ai grandi, où je vis et où se trouve la famille de ma mère. Et puis il y a les endroits que je découvre parce que j’y ai été invité, comme Minas Gerais, au Brésil, ou Rome, en Italie, que je désirais connaître. Là, je rassemble des informations en amont et me lance sur place dans une sorte d’archéologie digitale. »
Roma Talismano met en scène trois personnages : la louve romaine, l’agnelle de dieu et l’aigle impérial. « Dans la Rome antique, tout était plus coloré et plus libre sexuellement, raconte l’artiste. Je montre comment l’Italie a repris ces éléments historiques et cette idée de “haute culture” qui serait à l’origine de tout en les recyclant à son avantage pour créer une superfiction. »
Cela donne des installations surprenantes, extravagantes, drôles, esthétiquement surchargées et assez piquantes abordant avec une frivolité apparente des propos qui le sont beaucoup moins – le genre, le racisme, le roman national. C’est impertinent et ironique, mais exprimé sans férocité. « Mes influences ? Elles changent en fonction de la ville ou du pays que j’ex- plore, répond Guerreiro do Divino Amor pour conclure. Le Carnaval de Rio reste quand même ma principale inspiration, aussi bien dans la manière de raconter une histoire, dans la construction allégorique, que dans le fait de traiter des thèmes parfois pesants de façon légère, sans perdre en complexité. »
-
60e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia, « Guerreiro do Divino Amor. Super Superior Civilizations », 20 avril-24 novembre 2024, Pavillon suisse, Giardini, Venise, Italie.