Le développement de l’intelligence artificielle et des calculateurs en tous genres transforment radicalement nos vies et notre rapport à l’environnement. Nos appartements peuvent désormais être équipés de capteurs qui mesurent certes la température, mais aussi le taux d’humidité, la qualité de l’air, le bruit, la présence humaine, l’intensité lumineuse... En fonction de paramètres prédéfinis, des routines peuvent se mettre en place, de multiples reconfigurations de l’espace et de son atmosphère, suivant des critères auxquels il serait impossible de se conformer sans les progrès stratosphériques de l’informatique. Ce que la machine accomplit dans la vie quotidienne, elle le peut aussi dans l’art, et c’est toute la démonstration que Pierre Huyghe propose à la Punta della Dogana dans son exposition «Liminal». De son intervention à la Documenta 13, à Cassel, en 2012, à son exposition à LUMA Arles en 2021, en passant par sa monographie au Centre Pompidou, à Paris, en 2013-2014, l’artiste présente des œuvres de plus en plus évolutives, organiques dans leur processus, sans que cela le soit forcément dans leur nature. Cette pensée trouve certainement une forme d’accomplissement à Venise, d’abord par la dimension de la présentation, ensuite par sa capacité à absorber des pièces plus anciennes devenant les organes d’un nouveau corps, parfois après mutation.
L'intelligence artificielle pour guide
Entrer dans cette exposition-monde, nécessite un rite de passage préalable. Il s’agit de quitter l’espace lumière pour s’enfoncer dans une intense pénombre permettant de s’abstraire de tout l’environnement et de se concentrer sur les œuvres et le parcours. Pierre Huyghe a remodelé les salles de la Punta della Dogana pour créer un cheminement inédit au sein du bâtiment aménagé par Tadao Ando. Dans la première salle est projetée la vidéo qui donne son nom à l’exposition, Liminal, une vraie proposition liminaire. Sur l’écran apparaît dans le noir une personne nue au corps de femme, sans visage, se déplaçant en silence dans un environnement indéfini. La commissaire Anne Stenne, qui a étroitement collaboré avec l’artiste pour ce projet, définit ce personnage comme un réceptacle vide qui reçoit en temps réel des informations transmises par des capteurs. Derrière l’écran se dresse en effet une antenne sensorielle, qui recueille des données relatives à l’environnement et emmagasine les informations. L’artiste ne dit pas comment le personnage assimile les données qui lui sont transmises ni comment elles conditionnent son comportement, mais ce dernier évolue en permanence en fonction d’éléments extérieurs. Dans toutes les salles, des personnes portant des masques dorés déambulent au hasard. « Des informations spécifiques, dont certaines imperceptibles pour les humains, sont détectées par des capteurs situés dans des masques, portés par des humains muets, affirme Anne Stenne. Ces informations sont ensuite converties en syntaxe et en phonèmes particuliers, à travers l’utilisation de l’appareil vocal humain. » Ici encore, l’expérience s’enrichira au cours des jours et des mois au gré d’un apprentissage.
Cet aspect adaptatif, changeant, se retrouve dans l’œuvre centrale de l’exposition, le film Camata, projeté sur un écran à la dimension du bâtiment. Réalisé dans le désert aride d’Atacama, au Chili, il met en scène le squelette d’un supposé mineur qui se serait perdu là il y a des décennies, avant de succomber. Comme souvent dans le travail de l’artiste, le passé, le présent et le futur se chevauchent dans une temporalité non linéaire. Le dispositif de prise de vues s’appuie sur les bras articulés d’un robot qui semble tout droit sorti d’un imaginaire de science-fiction. Les moteurs mettant en mouvement la structure viennent briser le silence dans l’immensité du désert. Le rythme des images, leur succession sont en perpétuelles transformations, le film et son montage orchestrés en temps réel par une intelligence artificielle, en fonction des données collectées par des capteurs installés dans la salle. L’ensemble des calculateurs sont visibles dans un espace situé au-dessus de la salle de projection. Pour l’artiste, ce processus vise à « la formation d’une subjectivité spécifique, sans vie », même si elle prend paradoxalement sa source dans des données, elles, bien concrètes. Grâce à ces dispositifs, chaque spectateur est confronté à un parcours unique, qui résulte de l’état de l’évolution du processus à l’instant temps T, correspondant au moment de sa visite et de ses conditions. L’exposition devient un corps mutant et complexe, un organisme évolutif dont les stimuli environnementaux spécifiques façonnent l’ontogenèse, affectant son développement et son comportement.
Le vivant dans un monde sans visage
Le parcours se poursuit avec une pièce plus ancienne, Offspring (2018), environnement immersif fait de lumière, de couleurs, de fumée, de sons, autogérés en fonction de paramètres extérieurs. La machine technologique, aussi « intelligente » soit-elle, côtoie dans l’exposition le vivant. Incarné par un bernard-l’hermite plongé dans un aquarium, il peut prendre possession d’une reproduction de La Muse endormie de Constantin Brancusi. Dans la vidéo toujours aussi troublante de Human Mask (2014), sous les traits d’un singe affublé d’un masque de petite fille, il déambule dans un restaurant déserté de la région de Fukushima. Figé pour l’éternité dans une copulation sans fin dans cet autre film, De-extinction (2014), il apparaît sous la forme de deux insectes accouplés depuis un million d’années.
Ce parcours dans l’inconnu, l’étrange, l’énigmatique s’achève par un autre film sur écran géant, UUmwelt-Annlee (2018-2024), dans lequel se succèdent en continu et à un rythme accéléré des visages informes, produits par une interface cerveau-ordinateur. Là encore, et comme dans l’ensemble de l’exposition, le visage se dérobe, qu’il soit caché par un masque, ait disparu pour laisser place au crâne du squelette ou soit remplacé par une surface noire inexpressive. À l’heure de la reconnaissance faciale, ce monde sans visage interroge sur la place de l’humain au sein d’un univers régi par la technologie, qui se génère, se transforme et se développe de façon autonome. Ces évolutions sont toujours la résultante d’hybridations, mais peut-être plus que jamais dans le travail de Pierre Huyghe, le rapport entre l’humain et le non-humain semble ici opérer un basculement.
-
« Pierre Huyghe. Liminal », 17 mars-24 novembre 2024, Punta della Dogana, Pinault Collection, Dorsoduro 2, Venise.