Fin connaisseur et défenseur de l’œuvre de l’artiste suisse Louis Soutter, le galeriste Karsten Greve publie un nouvel et ultime ouvrage – un coffret le réunissant avec les deux précédents est en cours d’édition – sur la dernière période de l’artiste : les « peintures au doigt ». Éric Vuillard y intitule son texte « Peindre le désastre » et Guillermo Aguirre, « Les nocturnes de Louis Soutter ». Pour autant, les deux formules qualifient bien plus la vie de l’artiste que l’œuvre en elle-même.
Louis Soutter est né en 1871 à Morges, en Suisse, au sein d’une famille de la haute bourgeoisie vaudoise. Son père est pharmacien et sa mère est la grand-tante de l’architecte Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier. Doué très tôt pour les sciences, il pratique parallèlement le violon dès l’enfance. Il poursuit dès lors des études de musique à Bruxelles, tout en suivant des cours de peinture et de dessin. En 1897, il part aux États-Unis, se marie et mène une vie de bohème qui effraie sa famille. Rentré en Suisse après le décès de son père en 1904, il est titulaire d’un poste de violoniste au Théâtre de Genève ainsi qu’à l’Orchestre symphonique de Lausanne, et devient de plus en plus «extravagant», sinon «excentrique». Les photographies de Théo Frey témoignent de son attitude de dandy.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Louis Soutter est placé contre son gré, en 1923, à la maison de retraite de Baillagues (Jura), où il décédera en 1942. C’est durant ces dix-neuf années qu’il produit l’essentiel de son œuvre. Il travaille alors à l’encre et au crayon sur des cahiers d’écolier, et parfois même au stylo à bille sur les feuilles de papier mises à disposition au bureau de poste local. S’entremêle à des visions hallucinatoires et mystiques le traumatisme de la mort de sa sœur en 1916. Ce travail, atypique à plus d’un titre, n’aurait eu aucune audience sans le soutien du peintre René Auberjonois et de son cousin Le Corbusier qui présente ses dessins à la galeriste Jeanne Bucher en 1931, puis le promeut aux États-Unis.
Peindre malgré la nuit
À partir de 1937, atteint à la fois d’arthrose et de cécité, Louis Soutter ne peut plus qu’utiliser le bout des doigts de ses mains pour peindre ; il ne lui reste que cinq ans à vivre. Sa nuit est ainsi celle de la lente décrépitude de son corps – ce fameux « désastre » ? –, alors que sa volonté de créer demeure intacte. L’expressivité et l’intensité de ses dessins proviennent sans nul doute de cette lutte permanente contre le temps qui lui est compté, mais également contre ce corps social suisse qui ne lui renvoie qu’ignorance et indifférence.
Pour autant, il n’y a aucune aigreur à chercher ici, mais bien au contraire des épiphanies sans cesse renouvelées. Ses poèmes en attestent, tel cet extrait écrit au revers de l’œuvre Nuit datée de 1930 : « Toute âme est une / Le corps merveilleux / Répand sa carnation / Plaisir des yeux / Même éternelle passion. » Malgré l’isolement, le froid et la faim qui recouvrent les hospices helvétiques d’une chappe d’abandon et d’indifférence, en écho à cette guerre, ses massacres et ses exterminations qui déchirent et fracturent le reste de l’Europe, Louis Soutter travaille coûte que coûte. Aussi, au cœur de cette œuvre terrible et fulgurante, le monde ne va-t-il pas vers sa perte ; bien au contraire, il ne cesse de survivre au-delà de tout vacillement. C’est sans doute pour cela qu’elle nous bouleverse encore et toujours autant.