Le mois de mai à New York est l’un des moments les plus importants du calendrier du monde de l’art, mais le flot de foires et de ventes aux enchères survient cette année alors que les prévisions économiques s’assombrissent aux États-Unis et que les campus universitaires américains continuent d’être secoués par des manifestations pro-palestiniennes. De plus, la hausse des taux d’intérêt a entraîné un ralentissement des prêts pour l’achat d’œuvres d’art, les collectionneurs jouant la carte de la prudence. Parallèlement, la spéculation s’est considérablement réduite sur le marché de l’art, en particulier pour les artistes figuratifs ultracontemporains qui étaient si répandus il y a seulement deux ans.
Le fossé entre le monde réel et celui de l’art est peut-être plus profond que jamais, et à Frieze New York, l’abstraction, le néopop et les interprétations contemporaines du minimalisme dominent les stands. Gagosian expose quatre peintures abstraites monumentales de Sterling Ruby à 550 000 dollars chacune, ainsi que des collages plus petits dont les prix s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Deux tableaux ont été vendus dès l’ouverture de la foire le 1er mai. Parmi les personnalités présentes, citons le présentateur de CNN Anderson Cooper, la pop star Kesha, la philanthrope Chelsea Clinton, la présidente de la Sharjah Art Foundation Hoor Al Qasimi et Nicholas Cullinan, le nouveau directeur du British Museum à Londres.
Les stands consacrés à des duos d’artistes sont très prisés par les marchands. Chez David Zwirner, les peintures de Nate Lowman, qui exploitent l’imagerie produite en masse, comme le logo d’Apple, sont associées à des meubles conçus par Franz West. Chez Pace, des pièces dépouillées du minimaliste contemporain Robert Mangold (entre 350 000 et 450 000 dollars) côtoient des sculptures de l’artiste américaine Arlene Shechet, dont l’œuvre est de plus en plus reconnue. À la fin de la journée d’ouverture, toutes les œuvres de cette dernière avaient été vendues (les prix s’échelonnaient entre 90 000 et 120 000 dollars). La galerie a aussi trouvé acheteurs pour trois œuvres récentes de Robert Mangold, entre 350 000 et 450 000 dollars. Les récentes Shaped Canvases de Mangold offrent différentes variations sur un pentagone. Double Pentagon Oxide 4 (2024) de l’artiste est parti chez un collectionneur américain pour 350 000 dollars.
Différentes enseignes ont annoncé leurs meilleures ventes à l’ouverture de cette édition de Frieze New York. Chez Hauser & Wirth, Midi #5 Orange (2001) d’Ed Clark a été vendu 850 000 dollars. De nombreuses œuvres de cette série sont inspirées par les lumières et les couleurs à la mi-journée de Paris – un lieu important pour Clark. « Il y a quelque chose en France – l’angle du soleil ou quelque chose comme ça, explique l’artiste. Cela pénètre un peu dans notre inconscient. Je pouvais voir que la couleur était différente. »
L’ensemble du solo show de Lee Bae – avec des œuvres comprises entre 75 000 et 130 000 dollars – a été sold out chez Perrotin. « Lee Bae est l’un des chefs de file du mouvement Dansaekhwa et est devenu un maître du fusain au cours des quatre dernières décennies, explique Peggy Leboeuf, associée de la galerie. Il y a eu beaucoup d’enthousiasme autour de son travail, d’autant plus qu’il montre une fantastique installation à la Fondation Wilmotte à Venise et que, l’année dernière, l’une de ses sculptures a été présentée au Rockefeller Center à New York. »
Sprüth Magers et Karma International, qui proposent un stand commun, ont de leur côté vendu You Got the Silver No 2 (2023) de Sylvie Fleury, pour un montant de 65 000 euros. L’œuvre s’inscrit dans sa série de sculptures réalisées à partir de vêtements et de paires de jambes de mannequin, croisées de manière séduisante mais rendues inquiétantes par une couche de peinture automobile brillante et irisée – un autre exemple de ses nombreuses œuvres explorant les contours étranges du désir humain.
Les artistes salués par la critique sur le tard occupent une place importante sur le stand du marchand new-yorkais David Lewis, qui expose des pièces de Peter Schlesinger – qui fut le partenaire et la muse de David Hockney – et de l’artiste autodidacte Thornton Dial (1928-2016). Tous deux ont occupé des rôles périphériques dans les récits traditionnels de l’histoire de l’art. « D’une certaine manière, il s’agit d’exposer de l’art émergent, car il s’agit de partager de nouvelles histoires, explique David Lewis. Pour moi, l’art émergent et les reconsidérations historiques sont toujours allés de pair. » Le vase en céramique de Schlesinger est proposé à 50 000 dollars, tandis que le relief abstrait de Dial est disponible pour 400 000 dollars.
David Lewis estime que le marché de l’art a été « lent ces deux derniers mois ». « Il a été productif, mais nous ne savons pas encore où cela va nous mener, ajoute-t-il. New York reste la locomotive, et Frieze New York a toujours été une grande foire. Les Salons déclenchent des choses que les expositions dans les galeries ne font pas ; le public est préparé à recevoir des informations et les gens sont concentrés sur la prise de décision. »
Les collectionneurs américains, en particulier les New-Yorkais, restent une force redoutable sur le marché de l’art, même si des conseillers sont souvent envoyés sur les foires à leur place, comme ce fut le cas à Art Basel Miami Beach en décembre et à Frieze Los Angeles en février. « Beaucoup d’achats se font par le biais d’intermédiaires », selon un marchand d’art américain sous couvert d’anonymat. En revanche, de nombreux collectionneurs de renom ont été aperçus dans les allées de Frieze New York lors de la preview de mercredi, notamment Helen Schwab, Dennis Scholl, Carole Server et son mari Oliver Frankel.
De nouveaux acheteurs continuent d’arriver. La curatrice et conseillère en art new-yorkaise Amanda Schmitt a emmené pour la première fois à Frieze New York son client, le collectionneur d’art numérique Andrew Jiang, basé à San Francisco. Bien que ce dernier n’ait rien acheté lors de cette première visite d’une foire d’art – l’événement new-yorkais n’est pas réputé pour ses œuvres digitales –, Amanda Schmitt observe que ses clients qui ont gagné des millions de dollars en cryptomonnaie sont de plus en plus intéressés par l’acquisition d’œuvres d’art physiques, en particulier des valeurs sûres.
Certaines des pièces les plus prisées de Frieze New York se trouvent sur le stand du marchand Thaddaeus Ropac, où les prix grimpent à près de 2 millions de dollars pour des créations de Robert Rauschenberg. La plupart des œuvres tournent cependant autour de 500 000 dollars. Le galeriste est l’un de ceux qui capitalisent sur les artistes ayant des expositions en cours ou à venir dans des musées et des biennales, notamment Alex Katz et Martha Jungwirth, qui bénéficient actuellement d’expositions à Venise parallèlement à la Biennale.
Bien qu’il estime que le marché s’est ralenti par rapport à 2022, qui était « un peu hors norme », Thaddaeus Ropac affirme que le chiffre d’affaires réalisé sur la foire est « toujours solide », notamment grâce aux collectionneurs new-yorkais. « C’est étonnant, dit-il. Dans l’ensemble, les Européens ne sont pas là ; ils arriveront la semaine prochaine [pour Tefaf New York]. Mais les New-Yorkais peuvent à eux seuls soutenir Frieze. Je suis de plus en plus favorable aux foires qui s’adressent à leurs propres territoires. »
Les différents sous-marchés réagissent différemment aux vents contraires économiques et politiques. Comme le dit Alex Fitzgerald, directeur de la galerie Andrew Kreps, « le marché de l’art n’est pas un monolithe ; il existe différents secteurs, et certains d’entre eux se portent mieux que d’autres. Il s’agit souvent d’un exercice d’équilibre ». La galerie présente en particulier des œuvres d’Eileen Agar (1899-1991), peintre britannique associée au mouvement surréaliste qui n’a pas été beaucoup exposée aux États-Unis jusqu’à présent, et du peintre new-yorkais Ricci Albenda, dont l’œuvre textuelle humoristique, Money is No Object (2021), est proposée pour 40 000 dollars.
De nombreux marchands considèrent que les ventes aux enchères de New York, qui se tiendront plus tard dans le mois, seront le prochain indicateur majeur de la santé du marché. Alors que le premier marché – avec ses prix plus accessibles – reste relativement résistant, le second marché serait plus morose. La rareté des œuvres est un autre facteur important, les vendeurs prudents conservant leurs pièces.
« Si vous regardez la qualité de ce qui est proposé en mai, c’est plutôt moyen, pointe un marchand américain anonymement. Personne n’est mort, personne n’a divorcé. Les maisons de vente aux enchères vont avoir beaucoup de mal à atteindre les prix d’hier sur ce marché. »
Frieze New York, du 1er au 5 mai 2024, The Shed, New York.