Vous avez repris la direction du musée des Beaux-Arts Le Locle (MBAL) en 2022, à la suite du départ de Nathalie Herschdorfer pour Photo Élysée, à Lausanne. Vous êtes titulaire de trois masters (dont un en histoire et théorie de la photographie, un autre en littérature), vous avez travaillé à Paris et à Londres... Qu’est-ce qui vous a attiré dans les montagnes neuchâteloises ?
Je vis certes ici, mais je suis encore un peu parisienne, notamment en raison de ma famille et de collaborations importantes pour faire rayonner le MBAL à l’étranger. Le Locle m’apporte le calme après le « délire » de la capitale. Les montagnes neuchâteloises sont l’endroit idéal pour écrire, lancer des recherches et concevoir mon programme d’expositions. Il était aussi nécessaire qu’après six années durant lesquelles j’ai travaillé en freelance, je trouve un lieu qui me laisse carte blanche et me permette d’expérimenter mes idées curatoriales. Le MBAL est cet endroit.
L’ancienne directrice avait réussi à placer le MBAL sur la carte des institutions artistiques suisses qui comptent, notamment à travers la photographie et les questions qui touchent à l’image. Est-ce la voie que vous allez poursuivre ?
Nathalie Herschdorfer a fait un travail remarquable. Selon moi, le MBAL est avant tout un musée des Beaux-Arts. En discutant avec le comité du musée et les Loclois, je me suis rendu compte que le public avait très à cœur d’y voir toutes les pratiques artistiques. Et surtout les œuvres de la collection qui comprend environ 5 000 objets : des peintures, des sculptures, mais aussi beaucoup d’art imprimé, lequel est vraiment l’ADN de cette institution. Pour cela, j’ai développé une formule d’expositions multidisciplinaires et transhistoriques sur des thématiques en lien avec la société contemporaine, qui correspondent également à mes obsessions comme le plaisir du texte, l’instinct animal et, en ce moment, Monte Verità. Le tout en faisant dialoguer les œuvres de la collection permanente avec celles d’artistes contemporains invités.
Depuis 2022, vous avez proposé trois expositions, toutes collectives. À quand une première exposition monographique ?
J’y viens. Le musée est grand, il fait 800 m2. Le laisser à un seul artiste serait une gageure. J’imagine plutôt un ensemble de deux ou trois accrochages monographiques. En octobre 2024, nous inaugurerons la Triennale de l’art imprimé contemporain avec une exposition personnelle consacrée à l’artiste suisse alémanique Michael Günzburger dont le commissariat est assuré par Anna Bleuler. J’ai également décidé de présenter deux cycles d’expositions par an afin d’être en phase avec la mission de l’International Council of Museums en ce qui concerne la responsabilité écologique et économique de nos institutions. Le Locle ne connaît pas la compétition frénétique de New York où il faut changer d’exposition tous les deux ou trois mois. J’aime bien cette approche de slow curating.
Vos précédentes expositions abordaient notre rapport au texte et à celui des animaux. Vous proposez actuellement une exposition sur Monte Verità, cette communauté, née au Tessin en 1899, qui prônait déjà le féminisme, le végétarisme et la communion totale avec la nature à travers le naturisme. Ce tropisme d’associer l’art aux préoccupations sociétales vous caractérise-t-il ?
La littérature fait partie de ma formation. Elle apparaît inévitablement dans chacun de mes projets. Mon tropisme par rapport à des sujets de société ? Je ne sais pas si c’est une coïncidence, mais je développe souvent des obsessions qui finissent par s’ancrer dans des préoccupations contemporaines. L’exposition « Le Plaisir du texte » [en 2023] intervenait au moment où l’intelligence artificielle bouleversait notre relation à l’image. On doit littéralement « écrire l’image » dans un logiciel pour que ce dernier la génère. Chaque projet est aussi le moyen de sortir de ma zone de confort. Dans le cas de l’exposition « Instinct animal » [en 2023-2024], il s’agissait de dompter ma peur des animaux héritée de mon père. C’était donc un test pour voir si, en m’immergeant dans un tel sujet et en étudiant le comportement animal, j’arriverais à surmonter cette phobie.
Quelle obsession vous a poussé à dédier une exposition à Monte Verità ?
Harald Szeemann, que j’ai découvert alors que j’étudiais l’histoire de l’art et l’histoire de la littérature. Il a été pour moi une révélation. En explorant tous ses projets, j’ai remarqué l’exposition qu’il avait consacrée à Monte Verità en 1978. J’ignorais alors l’existence de cet endroit. Lorsque j’ai pris la direction du MBAL, j’ai répondu à un journaliste venu m’interviewer que mon rêve serait d’y faire un pèlerinage pour voir si le génie du lieu s’y trouvait toujours. Le jour de la parution de l’article, Nicoletta Mongini, la directrice culturelle de Monte Verità, m’a appelée pour m’y inviter. Nous nous sommes rencontrées en comprenant tout de suite que nous monterions un projet ensemble. Ce qui m’est arrivé là-bas a été assez magnétique, bizarre, presque chamanique. Un sentiment renforcé par le fait que l’exposition de Harald Szeemann est toujours visible, au même endroit, exactement comme si elle venait d’être installée. Cette invitation m’a également permis de rencontrer deux femmes incroyables : Una Szeemann et Ingeborg Lüscher, la fille et la femme de Harald Szeeman, qui ont profondément contribué à transmettre l’héritage de Monte Verità. Elles sont les artistes phares de l’exposition aux côtés de figures historiques comme Mary Wigman, Marianne Werefkin et Sophie Taeuber. Nicoletta Mongini et moi-même avons rapidement décidé d’organiser des résidences d’artistes à Monte Verità. Deux duos – les Suissesses Maria Guta et Lauren Huret et les Italiens de The Cool Couple – y ont passé une semaine en octobre 2023. Ils sont également présents dans l’exposition aux côtés des vingt-six artistes contemporains que nous avons choisis pour leurs liens avec cet endroit.
Au niveau financier, les relations entre le musée et la Ville du Locle étaient un peu tendues avant votre arrivée. Les choses se sont depuis apaisées. Le climat de travail est-il redevenu serein ?
Tout se passe très bien. Je sens que c’est un musée qui est aimé et qui est compris. Il faut avoir à l’esprit que son importance pour la ville est capitale, aussi bien en termes d’image que d’intérêt touristique. J’ai beaucoup insisté pour élargir la couverture médiatique de nos expositions à la presse internationale. On parle du MBAL en Allemagne, en France, en Italie et jusqu’aux États-Unis ! J’ai également inauguré une salle dédiée au jeune public portant le nom de Marie-Anne Calame, une artiste locloise qui a créé en 1820 une fondation pour aider les enfants en difficulté. Nous y présentons des artistes qui pourraient être dans n’importe quelle autre salle, mais nous y apportons une perspective plus ludique et participative. Et le succès est là !
En 2014, vous lanciez The Photocaptionist, une plateforme en ligne qui analysait le rapport de l’image aux mots. Poursuivez-vous ce projet ?
Je continue à être invitée pour parler de ce rapport texte-image, par exemple, à la Maison européenne de la photographie, à Paris, ou à l’Institut pour la photographie, à Lille. J’aimerais bien sortir une petite publication pour fêter les 10 ans de The Photocaptionist, que j’ai créé à Londres, à l’époque où j’écrivais ma thèse sur l’histoire et la théorie du phototexte. J’ai rêvé d’un personnage dont le travail consistait à composer des textes créatifs sur des images, que j’ai ensuite concrétisé sous la forme d’une plateforme éditoriale et curatoriale, comme un moyen plus ludique d’interagir avec mes études. Laquelle plateforme a par la suite vécu à travers des ateliers, des expositions, des publications et des conférences. Son objectif est d’apporter des informations historiques, mais aussi de mettre en avant des artistes contemporains qui travaillent sur cette relation entre l’image et le texte. J’espère pouvoir continuer à m’y consacrer de temps en temps, même si mon activité au musée est très intense.
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« La Scia del monte ou les utopistes magnétiques », 23 mars - 15 septembre 2024, musée des Beaux-Arts Le Locle, Marie-Anne-Calame 6, 2400 Le Locle.