« Ce n’est pas tous les jours que l’on nous confie une triennale ! » s’exclamait Anna Labouze dans le discours qu’elle prononçait avec Keimis Henni au Carré d’Art, à Nîmes, le jour de l’inauguration de la Contemporaine, lancée pour la première fois cette année par la Ville. C’est l’un des projets les plus importants de ce jeune duo de commissaires, fondateur de l’association Artagon qui remet un prix à des artistes tout juste sortis d’écoles d’art et les accompagne par des bourses, fonds de production et formations. Tous deux ont par la suite ouvert des résidences à Pantin, Marseille et Vitry-aux-Loges, dans le Loiret, et sont également directeurs artistiques des Magasins Généraux, lieu d’exposition de BETC, à Pantin.
La Contemporaine, qui déploie des œuvres dans l’espace public et divers musées, a pour ambition de créer un lien avec le territoire local. Dans cet esprit, les deux commissaires ont associé des groupes d’enfants, d’adolescents et d’étudiants à l’élaboration et la production des œuvres. Ils ont aussi pris la jeunesse pour sujet de leur exposition principale, « La Fleur et la force ». Une règle du jeu : les douze jeunes artistes sélectionnés ont été invités à choisir un autre artiste comme mentor pour travailler avec eux. Ce dispositif a donné lieu à toute une typologie de collaborations plus ou moins étroites, en général portées par une belle énergie.
De vraies collaborations...
Certaines œuvres ont véritablement été réalisées à quatre mains. Portée par l’élan qu’avait insufflé Bob Calle au Carré d’Art, la Ville de Nîmes compte déjà bon nombre d’œuvres d’art contemporain dans l’espace public, comme la fontaine commandée à Martial Raysse pour la place d’Assas en 1989. Sur la place du Chapitre, Bee be mon manège de Caroline Mesquita et Laure Prouvost est une sculpture activable, comme une invitation à la danse autour d’un mât de fête foraine. L’œuvre dégage une gaieté communicative, dont on imagine qu’elle a animé les deux artistes au travail. Elle est surmontée d’un personnage, d’une abeille et d’un oiseau qui nous contemplent, flegmatiques. Une pancarte à la main, ils évoquent des manifestants d’une cause inconnue.
De même, c’est une véritable architecture commune que l’artiste et architecte franco-afghan Feda Wardak et Tadashi Kawamata ont réalisée. On reconnaît les matériaux de l’un, on devine les formes de l’autre. Ils ont détourné l’eau des bassins des jardins de la Fontaine, qu’ils font rejaillir comme une source, pour rendre hommage au site de Nîmes – cette œuvre peut faire penser à Détournement, l’installation de Stéphane Thidet à La Conciergerie, à Paris, en 2018. Dans une collaboration bien réelle également, Valentin Noujaïm, diplômé de la Fémis et ancien pensionnaire de la Villa Médicis, et le cinéaste et artiste Ali Cherri ont choisi la figure d’Héliogabale, jeune empereur romain anarchiste, assassiné à l’âge de 18 ans en raison de ses excès et longtemps effacé par l’historiographie romaine. Leur installation vidéo prend place dans la « rue romaine » du musée de la Romanité. Sous un porche, les longs pieds de trois écrans ont leurs racines dans les profondeurs du sous-sol, de sorte que les images semblent surgir d’un terrain de fouilles archéologiques. De l’autre côté du passage, trois masques de tragédie antique, conçus par Ali Cherri, chuchotent des mots devant ces vidéos tournées dans le temple de Diane.
... Et de simples juxtapositions
D’autres collaborations se traduisent surtout par des dialogues entre des œuvres, par exemple, au Carré d’Art, entre les images d’Alassan Diawara, jeune photographe belge ayant travaillé auprès de Malik Sidibé à Bamako, et celles de Zineb Sedira. Tout au long de l’exposition, Alassan Diawara montre des photographies faites aux alentours de Nîmes, à l’occasion d’échanges avec une infirmière, d’anciens salariés de Cacharel, des visiteurs de la Ferme aux crocodiles... Comme dans un écho, Zineb Sedira présente quelques-unes de ses œuvres phares. Son film Saphir (2006) montre sur deux écrans un jeune homme rêvant son départ devant le port d’Alger et une femme âgée, de parents pieds-noirs, qui vient d’y arriver pour la première fois, sans parvenir à quitter son hôtel. Dans la vidéo sur trois écrans Mother Tongue (2002), Zineb Sedira parle avec sa mère qui parle arabe, puis avec sa fille qui parle anglais, puis sa fille parle avec sa mère sans qu’elles puissent se comprendre. L’artiste est la seule à pouvoir faire le lien entre l’une, anglophone et l’autre, arabophone.
Alors que l’on peut imaginer la conversation entre Alassan Diawara et Zineb Sedira, Aïda Bruyère raconte s’être simplement inspirée des œuvres pyrotechniques de Judy Chicago sur les conseils des commissaires. Son exposition « Pleins feux », réalisée avec des écoliers de Pantin et des Lilas, ainsi que des étudiants de Nîmes, se conclut par une vidéo intitulée Make Up Destroyerz III, tournée dans les Arènes. C’est plutôt un dialogue à travers l’au-delà que Jeanne Vicérial a mis en place au musée du Vieux Nîmes qui abrite des salles consacrées aux indiennes et aux boutis, et une étonnante salle du jean denim – visiter la Contemporaine, c’est aussi découvrir de nombreux lieux. Jeanne Vicérial semble taquiner les œuvres de Pierre Soulages, se glissant sous une peinture avec l’une de ses tresses de fil noir, jouant de l’ombre et de la lumière sur les toiles, disposant des gisants à leurs pieds et réalisant elle-même des «tableaux» de fil noir dans un face-à-face impertinent.
D’autres juxtapositions se font de façon plus distanciée. C’est le cas entre la vidéo de June Balthazard, Millennials (2024), et la tapisserie de Suzanne Husky, La Noble Pastorale (2018), dans la chapelle des Jésuites : la première montre une communauté d’enfants fugueurs dans une forêt, inspirée des idées de Greta Thunberg ; la seconde, la destruction d’arbres par une machine abatteuse. Le dialogue est également moindre entre la dessinatrice Neïla Czermak Ichti et Baya, l’artiste algérienne, mythe de la modernité, dont les œuvres sont présentées au musée des Beaux-Arts.
Pas de conversations entre des œuvres, mais un véritable accompagnement d’un artiste par un autre, son aîné. Lors de la première de son film La Promesse, au cinéma Le Sémaphore, l’émotion de Rayane Mcirdi était sensible lorsqu’il s’est trouvé à côté du réalisateur Virgil Vernier, dont il soulignait la douceur avec laquelle il sait filmer la banlieue parisienne – dans Mercuriales (2014) par exemple. La Promesse est un hommage à la mère de Rayane Mcridi, inspiré d’une phrase de l’une de ses tantes qui lui racontait que le meilleur moment des vacances en Algérie, quand il était petit, était le temps du voyage – ni l’avant ni l’après. Et dans la complexité de l’existence, ces moments, tour à tour tendres et violents, apparaissent empreints d’une profonde mélancolie.
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Contemporaine de Nîmes, Triennale de création contemporaine, 5 avril - 23 juin 2024, divers lieux à Nîmes.