Quel a été votre premier choc esthétique ?
Lorsque j’étais à l’école à Chicago, je suis monté dans le bus et j’ai vu un couple habillé avec de beaux vêtements d’une autre époque. J’avais 14 ans, et c’était la première fois que je découvrais que les gens pouvaient avoir des préférences en termes d’apparence, développer leur propre style, et que cela pouvait changer la manière dont les autres vous percevaient. C’était très important pour moi, car je pense qu’à l’époque, je voulais vraiment trouver une identité qui corresponde à ma façon de penser. Mais vous ne pouviez porter que les vêtements qui vous entouraient, achetés dans les magasins locaux. Ce couple m’a réellement impressionné.
Pourquoi et comment êtes-vous devenu artiste ?
Je n’ai jamais vraiment dit que j’étais artiste avant la Documenta 13. Auparavant, je pensais être une personne créative, j’aimais faire des choses, je m’identifiais comme un potier, mais je savais que j’étais plus que cela. La Documenta a été un tournant qui m’a permis de me sentir légitime en tant qu’artiste, parce que d’autres me désignaient comme tel. D’une certaine manière, ils m’ont dit : si tu n’en étais pas sûr avant, tu dois maintenant être sûr que tu es définitivement un artiste. Mais les étiquettes n’ont jamais été très importantes pour moi. C’est peut-être pour cette raison que je ne me suis jamais limité à un seul médium. J’ai toujours aimé la musique autant que l’artisanat, le travail conceptuel ou une sorte d’engagement communautaire. J’ai pu naviguer dans le monde sans avoir à être totalement sûr de ce que je suis. Être limité m’empêcherait de dire ce que j’ai envie de dire. C’est comme rester ouvert d’esprit et revenir à une définition beaucoup plus ancienne de l’artiste. C’est un concept très Renaissance : si vous vouliez devenir peintre, vous deviez étudier l’anatomie, la théosophie, l’astronomie, la théologie, la chimie et la botanique parce que vous aviez besoin d’en savoir davantage pour pouvoir pratiquer le métier de base.
En 2023, vous avez présenté « Min | Mon » dans la Grande Halle de LUMA Arles. Le Mori Art Museum, à Tokyo, vous consacre actuellement une exposition intitulée « Afro-Mingei ». Vous comparez ce mouvement japonais, qui valorise l’artisanat, au mouvement Black is Beautiful. Quel lien voyez-vous entre les deux ?
Le Mingei et l’idée d’un artisanat populaire me préoccupent depuis une vingtaine d’années. Je vais au Japon depuis tout ce temps, et la philosophie, la religion et les valeurs esthétiques japonaises m’ont nourri, que je sois dans le pays ou non. Avec « Afro-Mingei », j’ai pensé aux mouvements japonais, coréens et chinois qui ont suivi les mouvements européens. En ce moment où l’accent est mis sur l’identité noire [Blackness], j’essaie d’articuler le fait que la noirceur n’existe pas seulement en relation avec la blancheur ni comme un dispositif monolithique en soi. Je suis Noir et suis influencé par un grand nombre de choses et de personnes. Ces influences ont contribué à façonner ce que les gens imaginent être une pratique très noire. « Afro-Mingei » est une reconnaissance de la valeur collaborative que j’ai tirée d’une rencontre profonde avec ma vie créative au Japon. J’ai grandi en comprenant l’importance de résister à tout ce qui pourrait tenter de détruire ma fierté culturelle. Le slogan « Black is beautiful » était un moyen de renforcer mon identité. J’ai compris que d’autres peuples étaient aussi confrontés au défi de résister à l’Occident ou à certaines valeurs prédéterminées par une puissance coloniale extérieure. Les Japonais, tout en étant en position de colonisateurs, résistaient également à une sorte d’impérialisme. Pour moi, l’artisanat et ce type de pratiques conceptuelles sont des actes de résistance à un code culturel dominant, imposant ou hégémonique. Le Mingei et la création permanente d’objets quotidiens de beauté par des artisans anonymes étaient un acte de résistance culturelle. Nous montrons à Tokyo des œuvres de Corée, de Taïwan et du Japon rural. L’exposition est un moyen d’attirer l’attention sur ces deux idéologies complémentaires, sur les effets qu’elles ont produits sur moi et leur influence sur ma pratique.
Comment avez-vous procédé à la sélection des œuvres et conçu la scénographie ? Quel est le propos de cette exposition au Mori Art Museum ?
Il est raisonnable de dire que la moitié de cette exposition est une petite rétrospective. C’est la première fois que l’on consacre à mon travail une grande exposition au Japon. Les commissaires voulaient que le public japonais ait une idée de l’histoire de mes espaces à Chicago, de ma pratique, de ma sculpture et de ma peinture. L’autre moitié de l’exposition est à la fois spéculative et honorifique. Qu’est-ce que le Mingei ? J’ai tenté de répondre à cette question par la sculpture et l’activation de l’espace. La partie honorifique est un hommage au grand maître Koide, un célèbre potier de Tokoname, au Japon, décédé il y a quelques années. Son fils essayait de déterminer ce qu’il allait faire de son héritage. Parallèlement, je réfléchissais à la manière de partager la riche histoire de Tokoname avec les habitants de mon pays. Je souhaitais créer un petit musée de la céramique de Tokoname. Lorsque nous nous sommes rencontrés, ce fut une sorte de mariage parfait. Lui voulait montrer la collection de son père, et je voulais une collection pour pouvoir étudier les formes de Tokoname et apprendre d’elles en tant qu’artisan. Une partie de l’exposition est donc un hommage à Koide et à quatre autres potiers de Tokoname. Par respect pour l’opportunité que m’a donnée le Mori Art Museum, je souhaitais honorer les personnes qui m’ont formé en les incluant dans l’exposition.
Vous avez étudié la céramique à Tokoname, où vous produisez désormais du saké avec l’entreprise locale Hakurou. Vous entretenez une relation privilégiée avec le pays du Soleil levant. Comment cela a-t-il commencé ? Qu’est-ce qui vous attire autant dans la culture japonaise ?
J’y suis arrivé de manière assez pratique. Le professeur de ma professeure, un certain Paul Soldner, un potier californien très important, est allé au Japon dans les années 1980. Son élève, ma professeure Ingrid Lilligrant, a fait le voyage dans les années 1990. Après des années de création et l’obtention d’un diplôme, je suis retourné voir Ingrid et je lui ai dit : « Je veux en savoir plus, je veux progresser dans mon métier. » Elle m’a répondu qu’il était temps pour moi d’aller au Japon et a écrit en ce sens une lettre à l’IWCAT [International Workshop of Ceramic Art in Tokoname]. L’été suivant, j’ai pu m’y rendre. C’était en 2004.
Je pense que mon intérêt pour le Japon ressemble un peu à tous mes autres centres d’intérêt. Au début, ce n’était qu’une graine. J’ai pu m’intéresser de près à un potier, à sa vie et à son œuvre, contrairement à ce qui s’est produit si souvent dans l’histoire des pillages du continent africain, où l’on s’est contenté d’une région générique, d’une période approximative. Le Japon a écrit l’histoire de ses héros. Je me suis intéressé à ces histoires en même temps que j’étudiais les rudiments du taoïsme et du bouddhisme zen. J’ai découvert le Dit du Genji et suivi des cours de japonais. Tout cela n’était qu’une graine très modeste. Et j’ai réalisé que les relations que j’avais nouées là-bas au fil du temps avec quatre ou cinq personnes suffisaient à me faire revenir et à poser davantage de questions. Je pense vraiment que mes tapisseries, mes peintures au goudron, mon travail cinématographique sont en quelque sorte remplis de ce respect profond et constant pour les valeurs que j’ai en partie acquises au Japon.
En 2019, nous avons réalisé un entretien lors de votre exposition « Theaster Gates. Amalgam » au Palais de Tokyo, à Paris – la première en France. Nous nous sommes retrouvés en 2023 à Chicago, où nous avons visité ensemble vos multiples projets dans le South Side. Pourquoi y avez-vous créé la Rebuild Foundation et que s’y passe-t-il ?
Pour moi, Rebuild est une pratique conceptuelle à part entière. Il y a une dizaine d’années, j’avais l’impression que personne ne s’intéressait à la vie culturelle du South Side. Au départ, je pensais que, étant donné l’abandon que je voyais autour de moi, je devais essayer de contribuer à la vie culturelle du quartier où je vivais, et le faire en tant qu’artiste, en utilisant une plateforme pour concrétiser des initiatives culturelles incroyables. En ce sens, cela a toujours été pour moi un projet conceptuel et non pas un projet activiste. Les questions étaient : un artiste peut-il contribuer au bien-être culturel d’un lieu ? Comment les artistes y contribuent-ils ? Et puis-je le faire de manière significative ? J’ai toujours pensé à Donald Judd, Dominique de Ménil et à la Dia Art Foundation. Je me demandais ce qui se passerait si j’appliquais la même rigueur intellectuelle et conceptuelle dans un lieu où les gens pourraient côtoyer ce que je fais, participer ou choisir de ne pas participer, ou exprimer leurs besoins en même temps que j’exprime mon intérêt artistique. Nous avons essayé de créer un projet modèle pour d’autres artistes afin de prouver que nous pouvons être des acteurs sociaux majeurs dans nos villes. Et que si nous y mettions la même énergie qu’à concevoir des expositions, de grandes choses pourraient se produire.
Ce modèle reproductible ailleurs, baptisé « Dorchester Projects », contribue à la régénération urbaine de ce quartier défavorisé de Chicago. La fondation met à disposition de la communauté une bibliothèque, un café, des jardins communautaires, un foyer pour personnes en difficulté... Vous y organisez des événements culturels, des expositions, des fêtes. La collection de vinyles du DJ Frankie Knuckles, le « parrain de la house music », que vous avez acquise à des fins d’archivage, y est également visible.
Rebuild est une exposition permanente qui connaît une croissance exponentielle chaque année. C’est un organisme vivant qui continue de nourrir une communauté. En ce sens, ce n’est pas militant, c’est juste. Une partie de ma formation s’est faite en urbanisme, il était donc assez logique qu’un des aspects de ma pratique soit la recréation de la ville. J’ai simplement essayé d’utiliser mes compétences créatives pour avoir un impact sur les choses. Parfois cela se produit dans les musées, parfois dans la rue.
Nous avions visité le site d’une ancienne école que vous avez transformée en incubateur artistique ainsi qu’une résidence pour artistes de couleur, The 6 Flat. Où en est ce projet ?
The 6 Flat est désormais terminé, et la première exposition de meubles sculpturaux a été conçue par un artiste-designer extraordinaire, Michael Bennett. Nous sélectionnons actuellement les prochains artistes qui occuperont le bâtiment. L’espace qui leur est réservé est magnifique ; nous aurons des chorégraphes, des DJ, des designers, des écrivains... Ce sera un nouveau centre très spécial. Nous espérons accueillir deux ou trois artistes principaux par an et une cohorte d’artistes qui pourront profiter de l’espace. L’école ouvrira ses portes en 2025, et les archives et ateliers d’artistes continueront d’y vivre. Nous voulons vraiment rassembler des gens qui utilisent leur talent pour rendre le monde meilleur.
La question de la fierté noire est au cœur de votre travail. Le racisme a souvent été dénoncé comme systémique aux États- Unis. Selon vous, le mouvement Black Lives Matter a-t-il fait bouger les lignes ?
C’est une question difficile. Black Lives Matter a été extrêmement important, non seulement parce qu’il a aidé les gens à se pencher sur la question du racisme, mais aussi parce qu’il a conduit des personnes du monde entier à réfléchir davantage à la complexité du racisme. Je ne dirais jamais qu’un mouvement a réussi ou échoué. Est-ce que cela a fait disparaître le racisme ? Absolument pas. Le racisme ne peut être résolu par les seuls Noirs. Mais ce que j’ai appris, c’est que les gens sont très sensibles à la question de la race, qui n’est pas distincte de la question des privilèges et de la classe sociale. Il y a vingt ans, je pensais que je ne pouvais pas contribuer à changer les choses. Aujourd’hui, je pense pouvoir le faire, grâce notamment à mes connaissances, ma pratique artistique et mes expériences. Je veux contribuer à rendre possible l’harmonie autour de moi. D’une certaine manière, Rebuild a été conçue comme une réponse très humble à des problèmes réels. Je me suis simplement concentré sur ce que je pouvais faire avec ce que j’avais.
La galerie Gagosian du Bourget présente vos œuvres récentes, des tapisseries monumentales à partir de goudron sur des matériaux de toiture industriels, des œuvres au chalumeau... Quelle en est la genèse ?
L’exposition « Black Mystic » est à cheval sur plusieurs mondes. L’un consiste à essayer de m’ouvrir à la possibilité de la sculpture et à d’autres matériaux pour dépasser ce qui a été pour moi une formidable période de deuil [la bouilloire à goudron héritée de son père, couvreur professionnel aujourd’hui décédé, est exposée auprès des œuvres]. Cela suppose de regarder l’échelle à laquelle je travaille avec les matériaux utilisés pour la toiture, qui s’apparente à la véritable échelle du matériau. Ce matériau de couverture en polyester imprégné de bitume, connu sous le nom de « torch down », est livré en rouleaux de plus de 9 mètres sur 1 mètre. Lorsque je regarde ce rouleau et la puissance du toit, je me demande ce qui pourrait arriver si j’utilisais tout le potentiel du matériau. Cela me permet de travailler à l’échelle des panneaux d’affichage commerciaux, de la signalisation publique et de la publicité. Je prends ces matériaux que j’ai fabriqués dans une approche beaucoup plus domestique et je libère l’échelle vers ce que je crois être la vraie nature du matériau. Cela dépasse le cadre domestique. Le toit est censé être le toit, pas le mur.
« Black Mystic » parle également de la manière dont la flamme, la torche et le processus de fabrication de ces œuvres de plus grand format sont un rituel personnel ; manipuler le matériau différemment de son intention naturelle première nécessite une alchimie un peu plus nuancée. Ces grands tableaux, à bien des égards, sont des sculptures. Ce sont des peintures parce qu’elles sont en deux dimensions. Ce sont des sculptures, car elles nécessitent un type de matériau et de superposition différent. L’exposition parle avant tout de l’acte de créer.
Sur quels autres projets travaillez-vous ?
J’organise deux Black Artists Retreats en lien avec mes expositions cette année, l’une à Arles avec la Fondation LUMA et l’autre à Houston au CAMH [Contemporary Arts Museum Houston]. Je suis ravi d’accueillir chez moi à Chicago, une exposition qui présente mes réflexions en cours sur l’héritage de la Johnson Publishing Company. Il s’agira d’une restauration de tous les biens matériels que nous avons pu récupérer et sauver dans les bureaux de cette maison d’édition et du redéploiement de ces meubles pour créer une installation sociale et un salon dans la Stony Island Arts Bank. Je suis également très enthousiasmé par le fait que notre travail soit mis en valeur au Japon et sous les auspices de Dorchester Industries, où je construis une plateforme créative pour d’autres artistes, designers et partenaires artisanaux.
Comment voyez-vous votre travail évoluer depuis vos débuts ?
Il est en constante évolution. Je n’ai jamais ressenti le poids de rester au même endroit, j’ai l’impression de toujours revisiter les façons de créer. La céramique et la sculpture font partie de ma vie depuis longtemps, tout comme cette réflexion permanente sur l’histoire et l’utilisation des collections pour célébrer des moments culturels passés importants. S’il y a une évolution, c’est dans le sens où je m’engage à faire un travail qui est d’abord pour moi et sur les choses que je veux mieux comprendre. En sortant de ces deux dernières années de deuil et en développant mes capacités artisanales, j’ai l’impression d’être plus réfléchi.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune artiste ?
Sachez profondément pourquoi vous choisissez de créer, et si vous savez pourquoi, tenez-vous-y.
« Theaster Gates. Black Mystic », 13 avril-27 juillet 2024, Gagosian, 26, avenue de l’Europe, 93350 Le Bourget.
« Theaster Gates : Afro-Mingei », 24 avril-1er septembre 2024, Mori Art Museum, Roppongi Hills Mori Tower, 6-10-1 Roppongi, Minato-ku, Tokyo, Japon.
Rebuild Foundation, 6760 S Stony Island Avenue, Chicago, IL 60649, États-Unis.