C’est un Dubuffet d’Amérique qui va bientôt retrouver le Vieux Continent après un très long séjour new-yorkais. En juin prochain, le tableau sera l’un des clous du stand de la galerie parisienne Applicat-Prazan à Art Basel à Bâle. Un collectionneur américain s’en séparerait-il ? Que nenni : la peinture faisait partie du fonds du MoMA. Une fois n’est pas coutume, le prestigieux musée de Manhattan n’a pas choisi une grande maison de ventes aux enchères pour s’en défaire, mais un marchand, en l’espèce l’un des plus réputés et des plus pointus au monde pour la Seconde École de Paris.
« Dans 99 % des cas, ce sont les ventes publiques que ces grands musées américains choisissent pour se séparer d’œuvres. Mais parfois, ils recherchent des solutions plus appropriées et se tournent vers d’autres biais », confie Franck Prazan. Ce dernier n’en est pas à son coup d’essai. Le MoMA lui avait déjà confié à partir de 2017 la vente de deux œuvres, l’une de Georges Mathieu (Théorème d’Alexandroff), l’autre de Jean Dubuffet (Topographie châtaine), toutes deux vendues avec succès en France.
À l’origine de ces ventes se trouve la procédure de deaccessioning que ne connaissent pas les institutions françaises, assujetties à l’inaliénabilité des œuvres. Outre-Atlantique, les conservateurs américains peuvent décider de se séparer de certaines œuvres en les soustrayant à la collection. Mais déontologiquement, le produit de la vente doit être ensuite attribué au bénéfice d’acquisitions pour la collection du musée, et pas à autre chose. « On vend une œuvre, on en rachète », résume Franck Prazan.
Pourquoi avoir choisi un marchand et pas un auctioneer anglo-saxon ? « Ici, le calendrier rapide des foires est apprécié. C’est à moi de défendre les intérêts du MoMA, dans un cadre concerté », explique Franck Prazan. Pour le marchand, il s’agit avant tout d’une opération de prestige, qui nécessite un patient suivi. Presque du cousu main… « Le processus avec le musée prend beaucoup de temps en amont, avant même de pouvoir prendre physiquement possession du tableau et le montrer dans un cadre propice », souligne Franck Prazan.
C’est une opération délicate qui a été confiée aux mains expertes du marchand : le tableau ne fait guère partie des œuvres les plus commerciales, mais s’adresse clairement à un collectionneur (ou à un musée) exigeant et pointu. Peinte en 1950, La Juive est selon Franck Prazan « une tranche d’histoire ». L’œuvre fait partie de la série des « Corps de dames », soit quelque 40 tableaux réalisés entre le printemps 1950 et l’hiver 1951, dans un format presque toujours identique au « figure 50 », soit 116 x 89 cm, une dimension généreuse mais guère monumentale. Montrée par le marchand Pierre Matisse dans sa galerie à New York à l'hiver 1951, parmi 10 œuvres de cette série, elle suscite des réactions plutôt mitigées de la part des visiteurs, qui jugent le nu trop frontal, relate l'historien de l'art Romain Brun.
Cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Dubuffet est fortement marqué par la série des Otages créée par Jean Fautrier en 1946, série qui « ramène l’homme à un objet inerte, sans vie, sans plus d’âme », note Franck Prazan. Dubuffet va non seulement s’intéresser, tout comme Fautrier, à la technique de la haute pâte, mais également s’emparer de la thématique du corps transformé en objet, en plus grinçant, en plus caricatural…
Outre sa dimension historique dans la production de Dubuffet, La Juive possède donc la plus belle provenance dont l’on puisse rêver, celle du MoMA, mais aussi celle de Pierre Matisse, marchand de l’artiste à New York, qui en fit don au musée américain. Son prix, 2 millions d’euros, est en rapport avec les derniers résultats en ventes publiques d’œuvres issues du même corpus, tout en prenant en considération la frontalité dérangeante et audacieuse du tableau…